L’une des missions du tout premier commissaire à la langue française, Benoît Dubreuil : passer au crible les services de francisation offerts aux immigrants.

(Québec) Benoît Dubreuil fixe le rendez-vous dans un café de l’avenue Maguire à Québec. Drôle de coïncidence : c’est à quelques portes d’un nouveau restaurant coréen qui s’est récemment retrouvé au centre d’une controverse linguistique.

Le service s’y faisait essentiellement en anglais. Fraîchement arrivé dans la capitale, le restaurateur coréen se disait incapable de trouver des travailleurs francophones en raison de la pénurie de personnel.

C’est inacceptable, avait aussitôt réagi le maire Bruno Marchand, déplorant l’utilisation de ce prétexte pour ne pas servir la clientèle en français. Se disant victime d’intimidation et de menaces téléphoniques, le restaurateur avait dû fermer sa salle à manger quelques jours. Accusé par l’opposition d’avoir traité injustement le commerçant, Bruno Marchand avait reconnu plus tard avoir manqué de « bienveillance ».

Un mouvement de solidarité a permis au commerce de rouvrir et d’offrir un service en français.

Bien entendu, Benoît Dubreuil se rappelle cette controverse. Mais le tout premier commissaire à la langue française hésite. « C’est vrai qu’on est à côté du restaurant », dit-il avec un petit rire nerveux, tentant d’esquiver le sujet.

C’est raté. Il prend une longue pause.

« Je ne vais pas commenter un cas particulier. Il y a trop de considérations » en jeu, répond-il avant d’énoncer une position nuancée qui donne le ton de l’entretien.

« C’est un des problèmes dans ce genre de situation : on ne connaît pas les circonstances avec lesquelles la personne doit composer. D’où vient-elle ? Qu’est-ce qui l’a amenée ici ? Qu’est-ce qu’elle a eu comme information ? Qu’est-ce qu’elle a eu comme accompagnement ? Avant de faire une réprobation morale, je pense qu’il faut quand même avoir les informations. Mais chaque fois qu’on arrive dans un commerce et qu’[il n’est pas possible] d’être servi en français, évidemment, on se pose des questions et ça suscite une frustration qui est légitime. »

Le café arrive. Il prend une bonne lampée.

Passion et mission

Natif de Senneterre, en Abitibi, le docteur en philosophie, diplômé de l’Université libre de Bruxelles, se dit « très rationnel ». Son propos est aussi soigné et lisse que son complet et sa coupe de cheveux. C’est un cérébral posé qui se voit confier un dossier déclenchant les passions.

Et sa passion ? « Depuis 25 ans, c’est apprendre des langues. » Tiens donc. « C’est intellectuellement stimulant. J’ai commencé avec le russe. » Pas facile, mais utile ces temps-ci : il a pu aider une famille d’Ukrainiens russophones arrivés récemment à Québec dont les enfants fréquentent les mêmes écoles que les siens.

« À l’oral, le russe, l’allemand et le néerlandais, c’est mes trois langues plus fortes. » Il lit « couramment » et comprend « assez bien » l’espagnol, le catalan, le portugais et l’italien. « J’écoute des podcasts dans une dizaine de langues de 15 à 20 pays différents. J’écoute énormément de radio en courant et en faisant du ski de fond. » Durant la pandémie, il a fait trois marathons organisés – dont Boston l’an dernier – et trois en solo.

Son mandat de sept ans à titre de commissaire, il le voit d’ailleurs comme un « vrai marathon ». Il ne fera pas l’erreur de commencer trop vite. Ce n’est pas son genre. « Je suis quelqu’un qui analyse beaucoup et qui prend son temps pour se faire une idée. »

Mais son idée, ce nouveau chien de garde relevant de l’Assemblée nationale n’hésitera pas à la donner. Quitte à déplaire au pouvoir politique. Car son rôle, il le dit lui-même, sera d’« évaluer l’action gouvernementale » en matière de protection du français.

« C’est une fonction qui ressemble à celle d’un vérificateur général, ajoute-t-il. Forcément, et de manière constructive, je vais arriver à des constats qui, parfois, vont aller peut-être à l’encontre de ce que le gouvernement souhaiterait. »

L’une de ses premières missions : passer au crible les services de francisation offerts aux immigrants.

« Au cours des dernières années, il y a eu un élargissement de l’accès à la francisation, il y a eu de nouveaux financements attribués, plein de choses ont changé, mais c’est difficile de savoir si ça fonctionne autant que ça devrait fonctionner aujourd’hui, si on atteint les objectifs. Il y a un bon chantier à ouvrir ! »

« On sait qu’il y a certaines clientèles qui ne sont pas rejointes. C’est parfois difficile de savoir quels niveaux [de maîtrise du français] sont atteints. Et on sait aussi que les besoins augmentent de façon extrêmement importante », poursuit le commissaire. Il précise que les nouvelles initiatives gouvernementales peuvent mettre du temps à porter leurs fruits – Francisation Québec ne sera déployé qu’au cours des prochains mois.

Évaluer les effets de projets, c’est ce qu’il faisait à l’Agence d’évaluation d’impact du Canada jusqu’à tout récemment. Sous son mandat, l’agence a par exemple conclu que GNL Québec pourrait menacer la survie des bélugas du Saint-Laurent, que certains projets de minières ou de forestières mettraient à risque le caribou forestier.

Benoît Dubreuil passe d’une espèce menacée à l’autre, s’amuse-t-on. Son rire est moins nerveux.

Sans bureau ni budget

L’entrevue se tient le jour même de son entrée en fonction, le 1er mars. Benoît Dubreuil n’a pas encore de bureau – « Je suis en discussion avec différentes personnes pour voir les disponibilités » – ni de budget – « Il y a différents scénarios, mais je dois valider avec le Bureau de l’Assemblée nationale, et je ne sais pas s’il y aura une grosse négociation ». Le poste de commissaire tient pour le moment dans le petit sac en cuir noir qu’il traîne avec lui. « J’ai eu un téléphone et un ordinateur. »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Benoît Dubreuil a été nommé commissaire à la langue française au début de février pour un mandat de sept ans.

Sa nomination a viré à la saga politique. Le 8 février, tous les députés ont appuyé sa candidature proposée par le premier ministre François Legault, à l’exception des libéraux. Ils ont voté contre, ce qui est rare lorsque vient le temps de pourvoir un poste relevant de l’Assemblée nationale. « Une position a été prise, que je respecte, c’est leur droit et ça leur appartient. Mais à partir du moment où je suis nommé, je dois travailler pour l’ensemble des parlementaires et des membres du public. »

Je pense que ma responsabilité morale, c’est en fait d’établir une sorte de distance [avec le politique]. Je vais à l’écoute de leurs préoccupations : si je vois qu’un dossier devient important […], il faut que ça fasse partie de ma lecture de l’environnement et la définition des priorités, mais en même temps, je ne peux pas non plus être partie au jeu politique.

Benoît Dubreuil, commissaire à la langue française

Pas question pour lui de se prononcer, par exemple, sur l’idée d’appliquer la loi 101 au cégep. Même s’il est un ancien commissaire à la Commission de l’évaluation de l’enseignement collégial. Même s’il dit avoir hâte de jeter un œil sur « la place du français dans l’enseignement supérieur ». « Je suis sûr que les gens vont être curieux de voir ce que je pourrais y trouver », note-t-il.

« On va laisser les gens débattre » au sujet de la loi 101 au cégep. « Le gouvernement, avec la loi 96, a mis en place différentes mesures pour les cégeps. Je vais m’intéresser à ça, essayer d’en voir l’efficacité […]. Pour être utile dans mon rôle, il faut que je montre que je suis capable de faire des recommandations qui respectent aussi l’espace de débat des parlementaires. »

Des indicateurs adéquats

Les libéraux disent avoir d’importantes « divergences de vision » avec Benoît Dubreuil en raison de l’essai qu’il a coécrit avec le démographe Guillaume Marois, Le remède imaginaire – Pourquoi l’immigration ne sauvera pas le Québec (Boréal, 2011). C’est un livre « globalement bien nuancé » et « bien informé », répond l’auteur. « Je sais qu’il y avait des citations particulières. Ça demeure un essai. Je pense qu’à certains endroits, on a digressé un peu de notre propos principal », dit-il sans vouloir identifier les citations en question, sinon en nous renvoyant à un texte de La Presse sur la controverse1.

« Mais de façon générale, on a été prudents, ajoute Benoît Dubreuil. La plupart des critiques qu’on formulait à propos des programmes d’immigration ne sont plus valides puisqu’ils ont changé par la suite. »

S’il y a un sujet qui fait débat entre politiciens en ce moment, c’est le choix des indicateurs pour mesurer la situation du français. La langue parlée à la maison sur laquelle insiste le gouvernement Legault pour déplorer le déclin du français ? C’est un indicateur, mais pas le seul, répond le commissaire. Il a le défaut de ne pas montrer « ce qui se passe de façon plus large dans l’espace public […], dans un contexte où il y a des centaines de milliers de personnes qui se sont jointes au Québec, qui ont appris le français et l’utilisent dans diverses circonstances ».

Fin janvier, le ministre de la Langue française, Jean-François Roberge, a annoncé la création d’un groupe d’action formé de ministres dont le mandat est entre autres de « se doter d’indicateurs qui permettront de suivre annuellement l’évolution de la situation linguistique au Québec ». Benoît Dubreuil prévient qu’il aura son mot à dire. « Selon la loi, je dois être consulté sur le développement des indicateurs. […] Si je considère que ce n’est pas solide, qu’on doit aller plus loin, qu’on devrait explorer d’autres pistes, j’ai la possibilité de le faire. »

Jean-François Roberge disait alors qu’il faut « de toute urgence » freiner le déclin « alarmant » du français. François Legault a même déjà déclaré que le Québec risquait de devenir une « Louisiane » s’il n’obtenait pas d’Ottawa les pleins pouvoirs en matière d’immigration.

« Ce n’est pas à moi de juger ou de commenter les déclarations qui sont plus d’ordre politique », réagit Benoît Dubreuil. Et quel est son propre diagnostic de la situation du français ?

C’est important de reconnaître que depuis 40 ou 50 ans, c’est quand même extrêmement impressionnant, le chemin qu’on a parcouru. On a fait un progrès qui est très important, mais est-ce qu’on a vraiment atteint le taux et la fréquence d’utilisation du français au sein de la population immigrante qui nous permet de dire que maintenant, c’est bon, la pérennité est assurée ? Je ne suis pas certain.

Benoît Dubreuil, commissaire à la langue française

« Il y a encore des progrès qu’on peut faire, poursuit-il. Maintenant, ça pose une question importante : qu’est-ce que c’est, la pérennité du français, et quel est le niveau qu’on souhaite ? Et est-ce réaliste de l’atteindre ? Ça, je ne suis pas sûr qu’il y a énormément de gens qui ont vraiment cherché à répondre à ces questions-là de façon très précise. » Il le fera.

Mais il ne faut pas commencer trop vite : le commissaire-coureur élaborera d’abord un plan stratégique pour un demi-marathon, une feuille de route pour le guider dans la première moitié de son mandat. Une fois qu’il aura trouvé son bureau et embauché son personnel.

Un commissaire, vous dites ?

Le poste de commissaire à la langue française a été créé en vertu de la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (le projet de loi 96 adopté en mai 2022). La loi a aboli le Conseil supérieur de la langue française, modifié le mandat de l’Office québécois de la langue française et donné naissance à un nouveau ministère. Le commissaire relève de l’Assemblée nationale. Il est chargé de « surveiller l’évolution de la situation linguistique au Québec ». Il doit notamment « faire le suivi de la connaissance, de l’apprentissage et de l’utilisation du français par les personnes immigrantes ». Il a pour fonction de « surveiller le respect des droits fondamentaux » conférés par la Charte de la langue française et « l’exécution des obligations » que celle-ci impose aux entreprises et à l’administration publique. Il détient des pouvoirs d’enquête et peut intervenir en justice pour la défense du français. Il a le pouvoir de formuler des avis et des recommandations au ministre de la Langue française, au gouvernement et à l’Assemblée nationale.

Qui est Benoît Dubreuil ?

  • Titulaire d’une maîtrise en philosophie de l’Université de Montréal et d’un doctorat en philosophie de l’Université libre de Bruxelles
  • Sa thèse de doctorat a été publiée en 2010 chez Cambridge University Press sous le titre Human Evolution and the Origins of Hierarchies.
  • Directeur à l’Agence d’évaluation d’impact du Canada (2020-2023)
  • Directeur à Services aux Autochtones Canada (2016-2020)
  • Commissaire à la Commission de l’évaluation de l’enseignement collégial (2013-2016)
  • Gestionnaire du programme d’éthique au ministère de la Défense nationale (2013)
  • Conseiller politique du ministre Pierre Duchesne à l’Enseignement supérieur, sous le gouvernement Marois (2012-2013)
  • Analyste des politiques à Emploi et Développement social Canada (2010-2012)
  • Chercheur postdoctoral à l’Université de Montréal (2008-2011)
  • Auxiliaire de recherche au Centre de recherche sur les politiques et le développement social (2002-2010)
  • Agent de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (CÉRIUM) sous la direction de Jean-François Lisée (2004-2007)
1. Lisez l’article « Commissaire à la langue française : suspense autour d’une nomination »