Quand il est monté sur scène pour récupérer l’Oscar du meilleur film étranger, dimanche, le réalisateur britannique Jonathan Glazer a fait une révélation-choc : il avait renié sa judéité pour dénoncer les actions d’Israël à Gaza. Du moins, c’est ce que beaucoup de gens ont cru – ou voulu – comprendre de son discours de remerciement.

Les réseaux sociaux se sont enflammés : le cinéaste juif n’avait-il donc aucun amour-propre pour aller jusqu’à renoncer à sa propre identité ? C’était d’autant plus ironique qu’il avait remporté les honneurs pour La zone d’intérêt, un film sur l’Holocauste…

Vous l’aurez compris, ce n’est pas du tout ce qu’a dit Jonathan Glazer à la cérémonie des Oscars. Les réseaux sociaux n’ont retenu qu’un tout petit bout de phrase, dénaturant complètement ses propos. Voici ce qu’il a vraiment déclaré :

« Notre film montre où a pu mener la déshumanisation la plus terrible. Et cela a forgé notre passé et notre présent. Aujourd’hui, nous nous tenons devant vous comme des hommes qui refusent que leur judéité et l’Holocauste soient détournés par une occupation qui a mené à une guerre impliquant tant d’innocents. Qu’il s’agisse des victimes du 7 octobre en Israël ou de celles des attaques incessantes qui se déroulent à Gaza, elles sont toutes les victimes de cette déshumanisation. »

Loin de renier sa judéité, Jonathan Glazer s’est ainsi prononcé contre la récupération cynique du judaïsme et de la Shoah pour justifier toutes les horreurs qui se déroulent, en ce moment même, dans l’enclave palestinienne.

Cela dit, même bien compris, les propos du cinéaste ont reçu un accueil glacial dans certains quartiers. Utiliser Auschwitz pour critiquer Israël est honteux, lui a-t-on reproché. La bande de Gaza se meurt, livrée à la faim et au chaos, mais il ne faudrait pas le dire, surtout pas devant des millions de téléspectateurs en quête de glamour et de divertissement.

Il faudrait se taire et détourner le regard, encore.

La zone d’intérêt relate la vie insouciante d’une famille nazie qui habite une villa voisine du camp d’Auschwitz. La mère jardine paisiblement au son de cris étouffés et de coups de feu. Les enfants pataugent gaiement dans la piscine, sous la fumée s’échappant de la cheminée des fours crématoires. Tout le monde fait comme si de rien n’était.

Ça n’a rien à voir avec Gaza, bien sûr. L’enclave palestinienne n’est pas un camp de concentration et les Israéliens ne sont pas gouvernés par des nazis.

S’il y a un parallèle à tracer, c’est plutôt celui de notre propre insensibilité face à la tragédie des autres. Celui de notre capacité à nous engourdir et à oublier progressivement les nouvelles les plus horribles, comme l’a bien souligné ma collègue Chantal Guy1, en janvier.

Fort heureusement, tout le monde ne vit pas dans le confort et l’indifférence. Au Téléjournal de Radio-Canada, mercredi, une Israélienne de Tel-Aviv et ses camarades pacifistes cherchaient par tous les moyens à faire passer un camion rempli de nourriture à Gaza. L’Israélienne rageait d’impuissance : « Juste à côté de chez moi, il y a des gens qui meurent de faim. Ce n’est pas une expression : ils meurent de faim ! »

PHOTO AHMED ZAKOT, REUTERS

Un Palestinien tient une poignée de pâtes dans un entrepôt d’aide humanitaire bombardé par l’armée israélienne dans le camp de réfugiés de Nuseirat.

Non, ce n’est pas une expression.

J’ai couvert les massacres du 7 octobre en Israël. Je reste hantée par les images de ce bain de sang et par les témoignages glaçants des hommes et des femmes ordinaires qui y ont survécu.

Mais, depuis cinq mois, d’autres images se superposent, tout aussi horribles. D’abord, celles de la riposte israélienne : les frappes à Gaza, les quartiers en ruine, les corps sous les gravats.

PHOTO AGENCE FRANCE-PRESSE

Des enfants récupèrent des objets dans les rues de Bureij.

Et, désormais, les images de la faim. Des enfants frêles et émaciés qui attendent la mort. Une vingtaine d’entre eux auraient péri dans le nord de l’enclave.

Beaucoup d’autres subiront le même sort : l’ONU prévient désormais qu’une famine généralisée est « presque inévitable ».

Il faudra s’habituer. Nous devrons de plus en plus affronter les images crève-cœur d’enfants qui se pressent en tendant des casseroles vides, jouant du coude pour un bout de pain. Et aux témoignages de leurs parents, forcés de faire bouillir des feuilles d’arbre ou de confectionner des galettes avec le fourrage des animaux…

Il faudra s’habituer, mais pas s’engourdir. Il ne faudra pas détourner le regard.

La pression monte sur Israël, qui promet d’« inonder » l’enclave d’aide humanitaire. Ça reste à voir. Jusqu’à maintenant, l’armée israélienne n’a laissé passer qu’un mince filet de camions à travers les points de passage. Ce n’est pas suffisant, ni assez rapide, pour calmer la faim de 2,4 millions de Palestiniens.

PHOTO CARLOS GARCIA RAWLINS, REUTERS

Un camion d’aide humanitaire s’arrête pour une inspection au poste de Kerem Shalom.

L’armée israélienne nie que cette lenteur soit délibérée, bien que certains membres du cabinet de Benyamin Nétanyahou aient maintes fois appelé à bloquer tout convoi vers Gaza tant que le Hamas ne libérera pas les otages.

Devant l’ampleur de la tragédie humaine, la communauté internationale ne peut offrir que des solutions imparfaites, presque symboliques : parachutages de colis qui ne pourront jamais assouvir qu’une fraction des besoins, promesse d’une jetée temporaire qui prendra deux longs mois à construire…

Ces mesures peuvent sembler spectaculaires, mais elles ne sauveront pas les Gazaouis de la famine, préviennent les organisations internationales. Il faut plutôt ouvrir des passages terrestres. Permettre un flux régulier de camions remplis d’eau potable et de nourriture. Ça n’est pas compliqué, en principe.

Mais en l’absence de réelle volonté politique de la part du gouvernement israélien, cette aide vitale continuera d’être distribuée au compte-gouttes – dans l’espoir, peut-être, d’obtenir des concessions de la part du Hamas.

Et les enfants palestiniens continueront de crever de faim.

1. Lisez la chronique de Chantal Guy