Motaz Azaiza a dû quitter la bande de Gaza cette semaine. Ce photographe palestinien de 24 ans prenait l’avion pour la première fois de sa vie. Quand la guerre a commencé il y a plus de trois mois, son compte Instagram, suivi par environ 25 000 personnes, a explosé pour atteindre plus de 18 millions d’abonnés. Il a été les yeux de ce conflit sanglant, documentant quotidiennement la vie des Palestiniens sous les bombes.

Tous les jours, j’allais voir ses images et aussi vérifier s’il était toujours en vie, car beaucoup de journalistes ont été tués à Gaza.

Entre les photos de mon chat et des vidéos rigolotes, je n’ai jamais vu autant de cadavres. Le contraste est plus qu’énorme entre la légèreté courante sur Instagram et les stories cauchemardesques de Motaz Azaiza qui avaient le pouvoir de nous empêcher de dormir. La dissonance cognitive nous guette.

En voyant cette semaine le glaçant film The Zone of Interest (La zone d’intérêt) de Jonathan Glazer, je n’ai pas pu m’empêcher de faire un lien. Primé à Cannes et sélectionné aux Oscars, The Zone of Interest montre la vie tranquille d’une famille nazie, les Höss, qui habite dans une jolie maison jouxtant le camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau. Nous ne voyons jamais les horreurs du camp, seulement des plans bucoliques en pleine campagne ou dans le jardin fleuri soigneusement entretenu par l’épouse, qui refuse de déménager quand son mari obtient une promotion pour son zèle meurtrier. Ici, elle a la vie dont elle a toujours rêvé pour ses enfants. Même si de l’autre côté du mur fonctionne à plein régime une usine d’extermination.

On entend parfois au loin des cris, des coups de feu, des aboiements de chiens, on voit la fumée sortir des cheminées où l’on brûle les corps, sans que cela ne perturbe en rien le quotidien de la famille.

Ça faisait longtemps que j’avais vu un film aussi glauque et efficace, qui surpasse le sujet de la guerre 39-45. Car parfois, en voyant l’état du monde, on se sent un peu comme les Höss à cultiver tranquillement son jardin.

Je ne pensais pas de mon vivant voir une telle remontée de l’antisémitisme dans notre société, conséquence directe de la guerre à Gaza. C’est quelque chose que je prends très au sérieux, ayant été une avide lectrice des écrits des camps, de la Shoah, d’Hannah Arendt, après avoir vu des dizaines de films et de documentaires depuis le choc de Nuit et brouillard d’Alain Resnais. J’ai désespérément voulu comprendre comment on a pu en arriver là, et j’espère un jour visiter le mémorial d’Auschwitz-Birkenau, qui apparaît d’ailleurs de façon étonnante dans le film The Zone of Interest. Alors que l’officier de haut rang SS Höss disparaît dans la noirceur d’une cage d’escalier, comme s’il était relégué dans les bas-fonds de l’histoire, nous voyons des employés aujourd’hui faire le ménage dans le mémorial, qui montre le crime que la famille a volontairement ignoré.

Dernièrement, le milliardaire Elon Musk est allé visiter Auschwitz, après avoir retwitté des propos antisémites. Il en a profité pour dire que si les réseaux sociaux avaient existé, on n’aurait peut-être pas pu cacher la Shoah, ce que je trouve terriblement ironique de la part du patron de X, cette plateforme qui est loin de contrer la haine et la désinformation.

L’Holocauste, qui continue de hanter la mémoire occidentale, s’efface peu à peu des jeunes esprits à mesure que le temps passe et que les survivants des camps disparaissent. Les horreurs à Gaza sont plus fraîches, ça se passe maintenant, et on ne peut reprocher à la génération actuelle d’être davantage perturbée par ce qu’elle voit sur le compte Instagram de Motaz Azaiza que par les documentaires en noir et blanc sur la Seconde Guerre mondiale.

Je dois avouer que ma conscience, profondément et durablement formée à la sensibilisation sur l’antisémitisme, n’était pas prête à voir les mots « extrême droite » et « génocide » associés au peuple juif. En même temps, c’est parce que j’ai été sensibilisée à ce crime contre l’Humanité que je ne peux, comme le reste du monde, détourner le regard de ce qui se passe à Gaza.

L’attaque du Hamas le 7 octobre m’a complètement horrifiée, et je comprends tout à fait qu’elle ait ravivé les traumatismes des Juifs du monde entier, mais la riposte d’Israël est tellement démesurée – et interminable – qu’elle éteint la sympathie envers les victimes de ce jour funeste. On ne peut pas voir des civils, parmi lesquels un nombre épouvantable d’enfants, se faire massacrer jour après jour sans que ça nous atteigne.

Dans un reportage de Céline Galipeau réalisé à Jérusalem et diffusé jeudi, le journaliste et écrivain Charles Enderlin explique que les Israéliens sont « totalement préoccupés par leur propre tragédie sans arriver à avoir de l’empathie pour la tragédie des autres » et qu’ils voient dans leurs écrans une autre guerre que celle qui nous parvient. « Les chaînes israéliennes ont très vite découvert que dès qu’elles montrent des images de la souffrance palestinienne à Gaza, l’audience baisse. »

Alors que les démocraties vacillent tandis que les partis d’extrême droite gagnent en popularité, que la démographie s’invite dans les nombreux sujets chauds d’une planète qui se réchauffe et ravive les débats sur l’immigration, qu’on réentend des métaphores inquiétantes sur le « réarmement démographique » qui n’augure rien de bon pour les femmes appelées à une guerre des ventres, allons-nous nous retrancher aveuglément dans nos zones d’intérêt ?