Le 12 août 2022, Salman Rushdie, 75 ans, a été attaqué et poignardé à plusieurs reprises par un homme de 24 ans, alors qu’il se trouvait sur scène avant une conférence littéraire à Chautauqua, dans l’État de New York. Touché au cou, à la main gauche et à l’abdomen, l’auteur a perdu un œil. Il est passé à un cheveu de perdre la vie.

« Je ne crois pas aux miracles, mais ma survie est miraculeuse [traduction libre de l’anglais, comme tous les extraits dans ce texte] », écrit-il dans le livre Knife (Le couteau), qui sera en librairie le 8 mai au Québec en version française, aux Éditions Gallimard. C’est le récit émouvant, au cœur des ténèbres – comme le dirait Joseph Conrad –, de cet attentat qu’il n’appréhendait plus et du long processus de guérison qui l’a suivi.

« Je revois encore le moment au ralenti », écrit l’auteur des Enfants de minuit, acteur impuissant de cette chronique d’une mort annoncée. L’assaillant qui bondit de son siège dans cet amphithéâtre de 4000 places et qui court vers lui en brandissant un couteau. Rushdie qui, faisant face, lève machinalement la main gauche. Une agression de 15  coups de couteau en 27 secondes, jusqu’à ce que des spectateurs s’interposent.

Pourquoi je ne me suis pas défendu ? demande aujourd’hui Salman Rushdie, qui aura 77 ans en juin. « Pourquoi maintenant, après toutes ces années ? », a-t-il pensé sur le coup, alors qu’il croyait sa fin proche. Pour lui, le sujet était clos, écrit-il. Il était convaincu que tous, comme lui, étaient passés à autre chose. La triste réalité l’a rattrapé, 33 ans après la fatwa de l’ayatollah Khomeini qui l’avait condamné à mort pour les passages satiriques des Versets sataniques, considérés blasphématoires par le chef spirituel de la révolution islamique iranienne.

Pendant les quelque 10 ans où, sa tête mise à prix, Salman Rushdie a vécu en Angleterre sous constante protection policière, il lui est souvent arrivé d’imaginer son assassinat exactement de cette façon. Mais alors que son assaillant se ruait sur lui à l’été 2022, il a eu l’impression de voir surgir « un fantôme meurtrier du passé », écrit-il. Une vision anachronique. « Cependant, comme le lecteur attentif l’aura deviné, j’ai survécu », précise l’écrivain d’origine indienne, avec son humour pince-sans-rire et son esprit habituel.

PHOTO ANGELA WEISS, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des exemplaires de Knife dans le présentoir d’une librairie new-yorkaise

Rushdie refuse de nommer son assaillant, un jeune homme radicalisé né au New Jersey – en attente de procès après avoir plaidé non coupable de tentative de meurtre –, qui a avoué au New York Post n’avoir lu que deux ou trois pages de ses romans. Le célèbre écrivain a imaginé un dialogue fictif avec celui qu’il désigne par la lettre A (pour ass) et qui ne connaît de Rushdie que ce qu’il a vu dans des conférences sur YouTube.

C’est un chapitre en rupture de ton avec le reste de cet essai biographique écrit au « je », contrairement à l’autobiographie de 2012 de Rushdie, Joseph Anton : A Memoir, au titre inspiré du pseudonyme sous lequel il a vécu dans les années 1990 et qu’il a emprunté à ses deux auteurs préférés, Conrad et Anton Tchekhov. Il y est question des motivations de l’assaillant, de son absence de remords et de religion.

Cette attaque, dit Rushdie, « n’a rien à voir avec Les versets sataniques », mais rappelle au souvenir de tous le décret religieux de Rouhollah Khomeini, qu’il avait presque réussi à oublier en 20 ans de « vie banale d’écrivain » à New York.

« L’excrément a frappé le système de ventilation », écrit-il, en détournant avec style une expression bien connue.

Salman Rushdie raconte que juste avant de se rendre à Chautauqua, à l’ouest de Buffalo, où il était question – triste ironie – de statut des États-Unis comme refuge pour les écrivains menacés de persécutions, il a fait un cauchemar prémonitoire. Il a rêvé qu’il était assassiné dans une arène romaine.

La veille de la conférence au soir, il contemplait le ciel au-dessus du lac en pensant au Voyage dans la Lune de Méliès, mettant en scène l’alunissage d’une navette de forme oblongue crevant l’œil droit de la Lune. Le lendemain, Rushdie subissait le même sort. Il se méfie cependant des prophéties, précise-t-il : « J’ai eu quelques ennuis avec des prophètes dans ma vie et je ne postule pas pour ce genre d’emploi. »

Ce genre de trait d’humour typique de Rushdie allège le récit de l’attentat dont il fut victime, de sa convalescence et de sa guérison, dont la description détaillée de l’assaut et de ses traitements médicaux m’a fait penser au Lambeau de Philippe Lançon (rescapé de l’attaque terroriste contre Charlie Hebdo).

PHOTO ANDRES KUDACKI, ASSOCIATED PRESS

L’auteur Salman Rushdie dédie son livre à ceux qui lui ont sauvé la vie.

C’est un récit dans lequel se profile en filigrane une colère sourde, qui devient à la fois plus sombre et plus fleur bleue au fil de ses quelque 200 pages. Rushdie, un érudit qui multiplie les références littéraires et cinématographiques, ainsi que les expressions françaises (dans la version originale anglaise du texte), n’a pu s’empêcher d’imaginer, en pensant à son œil perdu, la plus célèbre scène du Chien andalou de Luis Buñuel.

Le couteau est dédié aux hommes et aux femmes qui ont sauvé la vie de Rushdie, à commencer par son ami Henry Reese, l’animateur de la conférence de Chautauqua, un septuagénaire qui fut le premier à s’interposer sur scène afin de contenir l’assaillant. Le couteau, écrit Rushdie, est une métaphore de la haine qui est vaincue par l’amour, notamment celui qu’il a reçu, après l’attaque, de quantité d’inconnus et de politiciens tels Joe Biden et Emmanuel Macron. On sent d’ailleurs sa fierté (je n’oserais dire sa vanité) d’avoir suscité l’émoi d’illustres personnages publics.

S’il y a une injonction dans ce livre, c’est celle de vivre et d’aimer. Aussi, bien davantage qu’un combat contre l’obscurantisme et l’intégrisme religieux, Le couteau est une longue lettre d’amour à la quatrième femme de Salman Rushdie, la romancière, poète et photographe Rachel Eliza Griffiths, de 30 ans sa cadette.

Leur rencontre, dans une fête en 2018, est digne d’une comédie romantique. Rushdie, étourdi, dit-il, par la beauté de son interlocutrice, a fracassé ses lunettes en se cognant le nez sur une baie vitrée. Il a été projeté au sol, le visage en sang, mais cette fois avec un résultat heureux : sa future épouse l’a raccompagné chez lui pour s’assurer qu’il n’ait pas de séquelles.

Écrire ce livre, précise le romancier, a été sa façon de répondre à la violence par l’art, en refusant d’être réduit au statut de victime, afin de pouvoir passer à autre chose. « C’est ma façon de m’approprier ce qui m’est arrivé, de le faire mien, d’en faire mon propre travail », écrit-il. « L’art n’est pas un luxe, c’est l’essence même de notre humanité et il n’exige aucune protection particulière si ce n’est le droit d’exister. »

Knife, Meditations After an Attempted Murder

Knife, Meditations After an Attempted Murder

Penguin Random House

240 pages