Comme vous, j’adore les histoires de gens qui partent du bas de l’échelle pour atteindre le firmament. Ce sont les plus vraies, les plus touchantes. Cette trajectoire est celle de Jean-Pierre Ferland qui, de « faiseux de skédules » à Radio-Canada, a réussi à se hisser au rang des géants de la chanson québécoise.

Dans les années 1950, alors qu’il était responsable des horaires des « annonceurs » de Radio-Canada, le petit gars de la rue Chambord dont le père, Armand, était propriétaire d’un garage sur l’avenue du Mont-Royal savait qu’il avait l’âme d’un poète.

Lui le savait, pas les autres.

Le quartier de ses 16 ans, Ferland l’a superbement immortalisé dans Fleurs de macadam.

On a poussé à l’ombre des cheminées
Les pieds dans le mortier
Le nez dans la boucane
Moitié cheminée, moitié merisier
Comme une fleur de macadam

Ce garçon, ni beau ni laid, mais armé d’une forte envie de faire des chansons sur une guitare qu’il grattait modestement, a connu son épiphanie avec les Bozos, un groupe de jeunes artistes fous et inspirés formé de Clémence DesRochers, Claude Léveillée, Raymond Lévesque et Hervé Brousseau (remplacé plus tard par Jacques Blanchet).

On ne soulignera jamais assez le rôle que ce joyeux quintette a joué dans l’envol de notre chanson. L’aventure n’a duré qu’une petite année et demie. Et pourtant, ces enfants de Félix ont dit aux Québécois que rien n’égalait une poésie qui émane de nous. Et qui parle de nous.

Comme plusieurs artistes de sa génération, Ferland a voulu tenter sa chance en France. Il en est revenu avec une manière de faire qui n’a appartenu qu’à lui tout au long de sa carrière. Il est celui qui a écrit des chansons selon une tradition hautement française, mais qui, à la manière de nos Automatistes, a étalé de sa spatule des mots qui visaient le cœur.

Le showbusiness c’t’un autobus dans un habit d’satin
Un beau matin le conducteur t’arrête et te demande l’heure
Y a rien qu’t’espérais plus, tu payes ta place
T’ouvres tes oreilles et tu t’souhaites le meilleur
Et ça quand ça vient, ça c’est l’plus beau moment de ta vie

On dit souvent d’un artiste qu’on préfère une de ses périodes plutôt qu’une autre. Moi, j’aime tous les Ferland. Celui des débuts (Les immortelles, Ton visage, Du côté de la lune, Les fleurs de macadam), celui des grands jours (Quand on aime on a toujours 20 ans, Un peu plus haut, T’es belle), celui qui a su donner un coup de talon au fond de la piscine quand il a pensé qu’il était dépassé (Le chat du Café des artistes, Sing sing, Sur la route 11, Le monde est parallèle, Si on s’y mettait, Qu’est-ce que ça peut ben faire).

Et puis, il y a celui qui nous a dit (en compagnie d’Alain Leblanc et de Bob Cohen) qu’il n’avait pas dit son dernier mot alors qu’on le croyait fini (Écoute pas ça, Une chance qu’on s’a, L’amour c’est d’l’ouvrage). Celui-là, il m’a jeté à terre.

Un jour d’été de 2019, je me suis rendu à Saint-Norbert, entre Berthierville et Saint-Gabriel, dans sa maison protégée des regards par des arbres hauts comme la tour Eiffel. Je voulais qu’il me parle de Renée Claude, le sujet d’une biographie à laquelle je travaillais (la chanteuse avait défendu sa chanson Feuilles de gui dans un concours).

« Renée… Elle était tellement belle et douce ! » Le légendaire séducteur qu’il a toujours été n’a pu s’empêcher d’user de sa roucoulante voix pour me parler de celle qui avait été l’inspiration de la chanson Ton visage, m’avait-on soufflé à l’oreille.

Sacré Ferland ! J’ai su par la suite que plusieurs femmes avaient servi de modèle à cette chanson. Son image d’éternel romantique n’était pas de la frime. Sans l’amour et les femmes, son héritage serait aujourd’hui nettement plus mince.

Dans sa vieille maison où traînassait un chien, j’ai rencontré un homme affable, doux et rieur. Il m’a fait faire le tour de son domaine beau à mourir. Il m’a raconté avec tristesse comment il avait dû reconstruire un bâtiment endommagé par une tempête, il m’a montré l’étang qu’il avait aménagé et la cabane transformée en studio.

Dans sa voix, j’ai retrouvé davantage de fierté que celle exprimée une heure plus tôt lorsqu’il me parlait de l’écriture de ses chansons. C’est à ce moment que j’ai eu un coup de foudre pour cet homme.

Soudainement, le poète qui faisait partie de ma vie depuis que je suis tout petit prenait forme. La nature, l’amour, le vertige de la vie, le souci des choses simples de la vie… tout cela avait un sens. Un vrai sens.

En novembre 2021, le producteur Martin Leclerc et le réalisateur Pierre Séguin, grand ami de Ferland, ont imaginé le spectacle Quand on aime on a toujours 20 ans avec le créateur du titre, mais aussi avec Yvon Deschamps, Clémence DesRochers, Claude Gauthier et plusieurs formidables interprètes.

À un moment, Jean-Pierre Ferland a arrêté les musiciens et a voulu nous raconter une anecdote. Mais les mots ne venaient pas… On a senti que le tapis se dérobait sous ses pieds. Il s’est tourné vers sa conjointe, Julie-Anne Saumur, qui est venue à sa rescousse.

À la petite fête qui a eu lieu après, je l’ai senti abattu, éloigné. Je me suis dit que le Ferland fou et fougueux qu’on avait toujours connu avait foutu le camp. Le prince du mont Royal, des plaines d’Abraham et de la Place des Arts voulait juste rentrer chez lui.

Envoye à maison !

Je n’ai jamais cessé d’écouter les chansons de Jean-Pierre Ferland. Il est l’un des rares à avoir un répertoire qui continue de prendre le vent de face.

Grâce à l’énergie et à la détermination de sa nièce, Ginette Ferland, l’ancien garage d’Armand où le jeune Jean-Pierre lavait les chars moyennant 25 cents est devenu la place des Fleurs-de-Macadam.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Place des Fleurs-de-Macadam, avenue du Mont-Royal

L’été, on y voit des jeunes se prélasser sur des chaises. Savent-ils pourquoi cette place porte ce nom ? Connaissent-ils celui qui a inspiré ce lieu aujourd’hui le berceau de leurs aspirations ? Ont-ils en tête quelques vers de ses chansons ?

Voici une strophe. Ça sera un début !

Adieu les châteaux de briques
Les fleurs en papier mâché
Les amitiés anémiques
J’ai trouvé mieux pour rêver

Jean-Pierre Ferland avait déjà atteint le firmament, mais comme dans sa chanson, il a voulu voir comment c’est là-haut. Ça serait bien qu’il nous le dise.