Un samedi matin de mes 7 ans, tout le monde dort dans la maison. Je suis dans le salon. Ma mère ne veut pas que je regarde la télévision. Pas avant midi. Alors j’allume la chaîne stéréo.

Je fouille dans la collection de disques de mes parents. Frank Sinatra, Claude Léveillée, Glenn Miller, Félix… Oh ! Il y en a un nouveau. Je le sors de sa pochette, le dépose doucement sur la platine, et je pèse sur le bouton…

Il a neigé à Port-au-Prince
Il pleut encore à Chamonix
On traverse à gué la Garonne
Le ciel est plein bleu à Paris

C’est ainsi que je découvre Jean-Pierre Ferland. Je trouve ça beau. Je ne comprends pas tous les lieux nommés, mais arrive le refrain…

Fais du feu dans la cheminée
Je reviens chez nous

Le feu dans la cheminée, ça, je connais. La cheminée est juste à côté de la chaîne stéréo, et mon père fait un feu, tous les soirs. Je ne sais pas ce que c’est de revenir chez nous, je n’ai jamais quitté chez nous, mais j’y suis tellement bien que j’imagine que ce doit être doux.

Deux ans plus tard, je suis au sous-sol, je fouille dans les disques de mon grand frère de 16 ans. Rien à voir avec ceux de mes parents : The Beatles, Led Zeppelin, Santana, l’album double de Woodstock et une pochette toute jaune. Il est où, le nom du chanteur ? Je cherche au verso : Jean-Pierre Ferland. Le chanteur de mes parents est devenu le chanteur de mon frère adolescent. En deux ans, Ferland a rajeuni de 16 ans. Il est passé de 36 à 20 ans. Il aura 20 ans toute sa vie, quand on aime, on a toujours 20 ans.

À partir de Jaune, mes souvenirs de Ferland sont déferlants, car il est partout. C’est la gloire nationale. Tellement qu’en 1975, à la Saint-Jean, on ne fête pas seulement le Québec, on fête Jean-Pierre, né le 24 juin. Sur la Montagne, le petit roi est entouré de princesses : Emmanuëlle, Renée Claude, France Castel… Arrive la reine conquérante, Ginette 1re, qui catapulte sa chanson Un peu plus loin dans l’univers transcendantal.

Au début des années 1980, Ferland est déjà un monument. Mais un monument qui ne reste pas sur son socle. Un monument qui a la bougeotte. À l’été 1981, il anime une émission de variétés quotidienne, à Radio-Québec, intitulée Station Soleil. Jean-Pierre Ferland aime la télé. Il connaît son pouvoir. C’est en animant Jeunesse oblige, 20 ans plus tôt, sur les ondes de Radio-Canada, qu’il s’est fait connaître du grand public. C’est à Station Soleil qu’une nouvelle génération le découvre. Et que je le redécouvre.

Personne n’anime comme Jean-Pierre Ferland. C’est un électron libre. Il a beau être dans le plus gros studio au Québec, il est dans son salon. Tellement à l’aise qu’on le croirait né sous un follow spot. Il entre dans la bulle de ses invités avec tellement de charme qu’ils sont heureux de la voir éclater. Ses invités sont plus que des invités, ce sont ses amis. Même ceux qu’il rencontre pour la première fois. Son émission est plus un spectacle qu’une émission. Le Jean-Pierre Ferland show et c’est pour ça que c’est bon.

Ferland n’est pas qu’une bête de scène, c’est une bête d’écran, et c’est pour ça qu’il a si bien traversé le temps. Ses chansons ne se sont jamais empoussiérées. Parce qu’il n’a jamais cessé de les chanter à la télé, comme si c’était la première fois.

Et quand on commence à penser que Ferland est l’homme des succès souvenirs, il sort, en 1995, Écoute pas ça, un autre album culte, qui le rajeunit encore une fois – pour ne pas dire qui le rajaunit ! Un Jaune deux. (Vous pouvez insérer votre blague d’omelette.)

Dans les années 2000, je passe des centaines de journées à auditionner des dizaines de milliers de candidats pour Star Académie et La voix. Quelle est la chanson qui revient le plus souvent ? Une chance qu’on s’a. La chanson d’un artiste que j’écoutais dans mon salon, 50 ans plus tôt, est le choix des jeunes flos. C’est ce qu’on appelle être hot longtemps. C’est ce qu’on appelle être une flamme éternelle.

Dans ce monde de sprinteurs, Ferland est un marathonien. Il a toujours été présent, et les présents ont toujours raison.

Nous avons traversé le temps, en écoutant Ferland. Dans La musique, sa chanson talisman, il demande :

La musique, mon amour de musique
Est-ce que tu m’aimes encore ?

En 2008, je suis dans les coulisses du grand spectacle de Céline Dion sur les plaines d’Abraham. Jean-Pierre chante Un peu plus haut avec Ginette et Céline. Je le regarde et je vois le bonheur en personne. Le bonheur, c’est lui, tellement il est heureux. Subjugué.

Les deux divines, qui interprètent son œuvre avec tant de passion, c’est la musique qui lui répond : « Jean-Pierre, je t’aime encore. Je t’aimerai toujours. »

Ce soir-là, Jean-Pierre Ferland est monté au ciel.

Samedi, c’était la deuxième fois.

Je sais, Jean-Pierre, le paradis, c’est ici.

Mais là-bas, c’est le début et la fin d’ici.

Vous êtes revenu chez vous.