Clémence DesRochers a eu un très mauvais dimanche. Son beau lac Memphrémagog était gris. Les bourgeons paresseux des arbres n’arrangeaient rien. Elle a passé la journée à ressasser des souvenirs liés à son ami Jean-Pierre Ferland.

« Je savais qu’il allait mourir. On était chez Marie [Marie Michèle Desrosiers] samedi soir. Ça a été un choc. En plus, il y a eu de la pluie et des éclairs. As-tu eu de l’orage chez toi ? J’ai mal dormi. »

Clémence représente sans doute la plus vieille amitié professionnelle de Jean-Pierre Ferland. Ça remonte à l’époque des légendaires Bozos, ce groupe de jeunes téméraires formé de Ferland, Raymond Lévesque, Claude Léveillée, Hervé Brousseau et elle, la seule fille du groupe.

Je ne le dirai jamais assez, ces « enfants » de Félix Leclerc ont joué un rôle archicapital dans l’essor de notre chanson, de notre culture. Quand la grève des réalisateurs de Radio-Canada a été déclenchée, en décembre 1958, un vide s’est installé.

C’est à ce moment que ces cinq fous ont eu l’idée de créer une sorte de cocon, devenu le modèle des mythiques boîtes à chansons, pour affirmer les choses avec nos mots, nos idées, notre poésie. L’endroit se trouvait à l’étage du cabaret Le Quartier Latin, rue Crescent, au restaurant Le Lutèce.

C’est Jean-Pierre Ferland et Hervé Brousseau qui auraient eu cette idée. Ils sont allés vers Raymond Lévesque et Clémence, car ceux-ci avaient une certaine notoriété (Lévesque revenait de France et Clémence faisait déjà des spectacles depuis le Saint-Germain-des-Prés avec Jacques Normand). Le 15 mai 1959, le premier spectacle des Bozos a eu lieu.

Ces images, ce sont celles qui ont cogné sur le cœur de Clémence toute la journée dimanche.

« C’est curieux, c’est comme si un bloc se détachait de ma vie. C’est dur à vivre… Tu sais, des Bozos, il ne reste que moi… J’imagine que c’est ce qui doit arriver. »

Cette phrase est difficile à entendre.

J’ai alors compris la double peine de mon amie. Celle de voir partir un être cher. Et celle de se rapprocher de la finalité. « Mais il ne faut pas penser à ça », lui ai-je dit. « Tu as raison, je vais tenter de retarder la fin le plus possible. »

Entre Jean-Pierre Ferland et Clémence, une grande amitié s’est installée dès les Bozos.

En juin 1959, sachant qu’Édith Piaf venait chanter au Bellevue Casino, Ferland a demandé à son amie Clémence de l’accompagner afin qu’il puisse convaincre la grande chanteuse française de venir les entendre.

L’opération a marché. Le lendemain, Piaf est débarquée chez Bozos. Tout le monde était nerveux. Surtout Ferland qui voulait séduire Piaf afin de lui faire découvrir ses chansons. Il s’est exécuté maladroitement. Puis, est arrivé Claude Léveillée qui a ébloui la légendaire chanteuse.

Quelques semaines plus tard, Léveillée, choix de Piaf, s’est envolé pour Paris. La douleur a sans doute été immense pour Ferland. Mais pour Clémence, Jean-Pierre Ferland demeure un immense poète.

« Jean-Pierre écrivait formidablement bien. Même mon père Alfred, qui n’appréciait pas grand monde, l’aimait. Ce qui était exceptionnel de sa part. Il écrivait, et pour moi, c’est ce qui compte, les gens qui écrivent. C’était un poète, un vrai. »

Clémence et Jean-Pierre ont développé une grande amitié, teintée de flirt. « Dans le temps des Bozos, il venait me reconduire. Il s’arrêtait au coin de la rue pour ne pas que ma mère nous voie. On s’embrassait. »

Un soir, les deux amis ont décidé de franchir une autre étape. « On a dormi dans sa chambre, mais il était tellement grippé que je l’ai fait tomber en bas du lit », se souvient Clémence en riant.

Après l’aventure des Bozos, Clémence et Jean-Pierre ont tenté de créer un duo. Ils se sont produits dans quelques boîtes à chansons. Mais la rigoureuse interprète de Ce que toute jeune débutante doit savoir trouvait que son ami manquait de sérieux. « On a créé Les Résistants. Mais je trouvais qu’il n’était pas assez à son affaire. »

Jean-Pierre Ferland jugeait que Clémence savait écrire. Il se permettait de lui soumettre ses textes pour des corrections. « Moi, je n’arrêtais pas de lui dire : ouvre tes yeux quand tu chantes. Jean-Pierre avait la manie de fermer ses yeux. »

Cela n’a pas empêché Clémence de vouer à Jean-Pierre Ferland une énorme admiration.

Les thèmes de ses chansons sont à part. Jean-Pierre est absolument unique. Il ne ressemble à personne. C’est un gars tellement drôle. Je me souviens de fêtes où on a tellement ri.

Clémence DesRochers

Clémence et Jean-Pierre Ferland ont conservé cette amitié tout au long de leur vie. « Je crois qu’il m’aimait. Et lui aussi. Il y avait de l’amour en nous. C’est ça… »

La voix de Clémence s’étrangle. Je sens qu’elle ne veut pas aller plus loin.

Ma chère amie, on va se retrouver cet été. Ton beau lac sera alors scintillant. Louise va nous impressionner en mettant le ponton à l’eau avec son ascenseur. On ira voguer sur les flots, on passera devant les moines, on fera un signe de la main aux motomarines qui vont trop vite.

Je fredonnerai une de tes chansons en faussant. Mais tu ne diras rien, car tu seras heureuse. Et nous, on se dira que nous sommes chanceux de t’avoir avec nous, encore et encore.