Ma filleule m’a comblé l’autre jour en me racontant la réaction de son fils de 18 mois quand il va à la bibliothèque. Il pousse des oh ! et des ah ! devant chaque livre.

Pour le moment, ce petit bonhomme est « pur ». Il ne regarde pas la télé (sauf le générique de Passe-Partout) et il ne connaît pas l’existence des ordinateurs et des téléphones intelligents. Mais dans 18 ans, quand il sera frappé par ces technologies et leur contenu étourdissant, s’émerveillera-t-il encore devant un livre ?

Cette question m’habite. Je suis témoin depuis quelques mois d’une foule de signaux à répétition qui disent tous la même chose : notre culture est en péril, il faut agir.

Il n’y a pas une journée qui se passe sans que les grands médias parlent du désintérêt des gens, notamment des jeunes, pour leur propre culture au profit d’émissions, de musiques ou de films dont les gavent les outils américains qu’ils ont entre les mains.

La semaine dernière, le Centre de recherche en droit public (CRDP) et l’Université de Montréal ont tenu un symposium très enrichissant intitulé Souveraineté culturelle et géants numériques. Regards croisés, Canada, France, Belgique, Québec. J’ai assisté à quelques panels en présentiel et en virtuel.

Tous les invités, québécois et européens, ont lancé le même cri d’alarme : il faut unir nos forces pour faire face au rouleau compresseur des GAFAM. Il ne faut pas avoir peur de mettre de l’avant des mesures pour protéger notre identité culturelle et nos industries culturelles (musique, cinéma, télévision, littérature).

La ministre du Patrimoine canadien, Pascale St-Onge, a donné le ton en disant qu’elle était carrément « obsédée » par la voracité des géants du numérique. C’est grâce à cette hantise qu’elle a fait faire des pas de géant à deux lois, celle sur la diffusion continue en ligne (C-11) et celle sur les plateformes de communication en ligne (C-18).

De son côté, le ministre de la Culture et des Communications du Québec, Mathieu Lacombe, prône des alliances avec les autres pays francophones. C’est d’ailleurs ce qu’il est allé faire à Paris il y a quelques jours lors du Festival du livre.

Au cœur de cette stratégie, il y a la découvrabilité, un mot que vous allez souvent entendre au cours des prochains mois. Nos livres, nos émissions de télévision ou nos films, quand ils sont dans des milieux qui sont les leurs, ont toutes les chances de vous rencontrer.

Le problème, c’est lorsque nous perdons le contrôle de leur environnement. Ils sont alors noyés dans une mer de produits américains qui offrent une concurrence hors norme. Et pour s’assurer que vous allez rester prisonnier de cette culture qui n’est pas le nôtre, des algorithmes tiennent lieu de gouvernail.

Le meilleur exemple de cette machination est la montée croissante de la télévision connectée dont il a récemment été question à l’émission Enquête. En se procurant ce type d’appareil, les utilisateurs n’ont pas besoin de s’abonner à un service de câblodistribution qui leur donnerait accès à de la télé en direct, donc à des émissions produites chez nous.

Ils se retrouvent plutôt devant un choix d’applications où sont placées bien en évidence celles des géants du numérique, Netflix, Amazon et Disney+. C’est ainsi qu’on réussit à faire disparaître les chaînes généralistes comme Radio-Canada, Télé-Québec, TVA et Noovo.

Pour le moment, il n’y a aucune réglementation qui empêche ces entreprises d’agir de la sorte. Ces géants sont dans l’angle mort du CRTC, disait-on dans le reportage.

Cette télé connectée, véritable « aspirateur à données personnelles », est une manne pour ces entreprises qui monétisent votre profil et vos habitudes. Bref, on vous enferme dans une cage dorée et on vous oblige à nourrir grassement votre kidnappeur.

Pendant ce temps, l’industrie qui fait vivre nos créateurs meurt à petit feu. Quant à notre identité culturelle, elle pâlit doucement chaque jour un peu plus. Et après cela, on s’étonne d’apprendre qu’il y a un recul du français chez nous.

Alors, quand j’entends parler de mesures et de lois, je dis oui. Il faut agir sur tous les fronts. Provincial, national et international. Mais surtout, faisons-le de manière concertée. Ces lois ne régleront pas tout, c’est sûr. Mais il faut se donner des moyens pour lutter contre cette bête qui nous étouffe.

Ce monstre est étranger. Mais il y a pire que lui. Et c’est le manque de loyauté de certains semblables. Chaque fois que j’ai abordé ce sujet, j’ai reçu des commentaires de Québécois d’une désolation totale. Pour eux, il n’y a plus rien à faire. Il faut baisser les bras. Il faut accepter de vivre avec cette réalité.

Il est trop tard, me disent-ils.

Ce n’est pas la renonciation qui me déçoit dans ce que je lis, mais le mépris qui s’en dégage.

Je reviens aux livres qui sont le premier contact de mon petit-neveu avec la culture. Dans le documentaire Lire pour vivre, de Claudia Larochelle, que l’on trouve depuis mardi sur le site de Savoir Média, il est question de lecture, de la beauté de la langue. Mais aussi des raisons qui nous amènent parfois à nous en détacher.

Les divertissements que nous offrent les plateformes et applications des géants nous éloignent de la littérature. Le temps consacré à regarder des vidéos de femmes soûles qui tombent dans un arbuste ou d’un influenceur qui distribue des conseils de vie d’un vide sidéral est du temps en moins pour lire des mots qui ont une valeur.

L’auteur français Daniel Pennac fait preuve d’un optimisme salutaire quand il parle du lien que l’être humain peut de nouveau établir avec la lecture après l’avoir abandonnée.

« Même s’il va se loger au fin fond de l’inconscient, passé un certain âge, l’enchantement ne nous quitte jamais. Et c’est relativement facile de réconcilier les adolescents avec cette passion première. La lecture nous a rendus heureux. Comment nous a-t-elle rendus heureux ? »

Voilà la réponse qu’il faut trouver.

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