Il y a eu le film, les livres et même l’opéra. Il y a eu les poupées, les costumes d’Halloween, les tatouages, les mèmes, les t-shirts et les tasses. Ruth Bader Ginsburg était une icône aux États-Unis. Une juriste brillante, championne du droit des femmes. Une sorte de légende américaine.

Mais la légende a été assombrie par sa sortie ratée. Atteinte du cancer, RBG s’est accrochée à son siège de juge à la Cour suprême. Sous la présidence de Barack Obama, plusieurs l’avaient incitée à prendre sa retraite, ce qui aurait permis au leader démocrate de nommer un successeur qui aurait continué à défendre ses valeurs progressistes. La juge Ginsburg a refusé.

Elle est morte à 87 ans, à seulement 45 jours de l’élection présidentielle de novembre 2020 – laissant tout juste le temps à Donald Trump de la remplacer par Amy Coney Barrett, chouchoute de la droite chrétienne. Avec cette nomination, la troisième de son mandat, le président Trump est parvenu à imprimer un virage conservateur à la plus haute cour du pays.

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La juge Ruth Bader Ginsburg, en octobre 2019

On n’exagère donc pas en affirmant que le décès de Ruth Bader Ginsburg, bien qu’attendu, a constitué un séisme aux États-Unis. L’onde de choc se fait toujours sentir.

En Alabama, la semaine dernière, des hôpitaux ont cessé d’offrir des traitements de fertilité dans la foulée d’un jugement affirmant que des embryons congelés sont des enfants. « Ne vous y trompez pas : c’est parce que Donald Trump a infirmé Roe c. Wade », a écrit Joe Biden sur X. Le président n’allait pas rater l’occasion de pointer les nominations de Donald Trump à la Cour suprême pour expliquer la tangente antiavortement observée dans un nombre croissant d’États américains.

C’est de bonne guerre, mais ça rappelle cruellement que l’héritage de RBG s’envole en fumée. Tout ce gâchis parce qu’elle s’était crue irremplaçable.

Aujourd’hui, Joe Biden se retrouve dans la même situation. À 81 ans, le président s’accroche, alors même que de plus en plus de commentateurs démocrates le poussent vers la sortie.

Ils le font poliment, mais sans cacher un certain sentiment d’urgence : l’élection présidentielle de novembre 2024 ne sera pas un scrutin comme les autres. Si Joe Biden perd, Donald Trump redeviendra président. Ce sera le début d’une ère politique dangereuse – et pas seulement pour les États-Unis.

Or, malgré tout ce que les Américains savent de Donald Trump, malgré les multiples scandales et démêlés judiciaires, le candidat républicain est en avance dans les sondages. Beaucoup de choses peuvent se produire d’ici novembre, mais, si on se fie à ces premiers coups de sonde, Joe Biden pourrait mordre la poussière.

Et ce sera probablement, en partie, parce que les électeurs américains l’auront trouvé trop âgé pour le maintenir à la Maison-Blanche.

Il est toujours fascinant d’observer l’usure du pouvoir chez les dirigeants. En quelques années, les cheveux grisonnent sur les tempes, des cernes se creusent sous les yeux. Mais chez Joe Biden, c’est d’un tout autre ordre. Retournez voir les bains de foule qu’il prenait, il y a quatre ou cinq ans. Comparez avec ceux d’aujourd’hui. « Les démocrates qui nient le déclin ne font que se leurrer », tranche Ezra Klein, chroniqueur au New York Times, dans son balado1.

En 2019, Joe Biden sautait sur scène avec énergie pour haranguer ses partisans. Aujourd’hui, il se déplace à pas prudents, avec raideur. Il parle lentement, d’une voix étouffée. À l’aube d’une course électorale qui déterminera l’avenir du monde, il semble plus frêle que jamais. « Joe Biden a l’air de se transformer en statue de Joe Biden », ironise The Atlantic2.

Pendant des mois, les médias américains se sont montrés plutôt réservés à propos de l’âge du président. Mais le fameux rapport qui l’a dépeint comme « un vieil homme bien intentionné doté d’une mauvaise mémoire », le 8 février, a ouvert les vannes. Désormais, on ne se gêne plus pour demander au président de rassurer les électeurs sur sa capacité à faire campagne. À défaut de quoi, il devrait avoir le courage de se retirer.

Joe Biden et son entourage ont réagi avec colère à cette fronde médiatique, laissant entendre que le problème, ce n’est pas l’âge canonique de Biden, mais les éditorialistes et autres commentateurs qui osent remettre en question ses très nombreuses décennies d’expérience.

Pourtant, les médias n’inventent rien. L’inquiétude des Américains est réelle et croissante. Selon un sondage ABC News-Ipsos mené en février, pas moins de 86 % des électeurs estiment maintenant que Joe Biden a passé l’âge de briguer un second mandat !

Avec Donald Trump, 77 ans, les Américains font preuve de plus d’indulgence, mais pas tant que ça : 62 % des électeurs le trouvent trop vieux pour occuper le poste le plus exigeant des États-Unis. Les deux rivaux sont les candidats à la présidence les plus âgés de l’histoire du pays.

« Ils battent par seulement quatre ans le record… qu’ils ont eux-mêmes établi, la dernière fois qu’ils se sont présentés », grince Jon Stewart au Daily Show3.

Est-ce de l’âgisme ? Peut-être bien. Ça serait illégal au bureau, mais ça ne l’est pas dans l’isoloir, souligne Ezra Klein dans son balado. « Si les électeurs sont âgistes et que Biden perd à cause de ça, il n’y aura pas de recours. Vous ne pourrez pas poursuivre les électeurs pour discrimination basée sur l’âge », plaide-t-il, appelant le président Biden à se retirer tant qu’il est encore temps ; le parti pourrait choisir un nouveau candidat à la convention démocrate, en août.

Ça serait du jamais vu en 50 ans. À moins d’un revirement majeur, ça n’arrivera pas. D’abord parce que Joe Biden ne veut rien savoir. Ensuite parce que les stratèges démocrates considèrent qu’il est trop tard pour changer les plans. Ils espèrent que Joe Biden fera campagne sans tenir trop de propos confus. Avec un peu de chance, Donald Trump fera pire encore. C’est fort possible, mais ce n’est pas de nature à inspirer les masses.

Malgré sa faible cote de popularité, Joe Biden n’a pas à rougir de ce qu’il a accompli depuis son élection. Son plus grand exploit aura été de sauver les États-Unis du désastre en chassant Donald Trump de la Maison-Blanche en 2020. Quatre ans plus tard, il pourrait peut-être les sauver à nouveau, si seulement il avait l’humilité de se rappeler que personne n’est irremplaçable.

1. Écoutez l’extrait du Ezra Klein Show (en anglais) 2. Lisez la chronique du magazine The Atlantic (en anglais) 3. Regardez l’extrait du Daily Show (en anglais)