Quand, en septembre 2020, Alexeï Navalny a émergé d’un coma d’un mois après avoir été empoisonné, il ne reconnaissait plus personne. L’opposant au Kremlin se souvenait cependant d’une présence féminine qui avait flotté autour de son lit d’hôpital, l’aidant à s’accrocher à la bribe de vie qu’il avait encore en lui.

« L’amour guérit et ramène à la vie. Ioulia, tu m’as sauvé », a-t-il écrit des semaines plus tard dans un message sur Instagram adressé à sa femme, Ioulia Navalnaïa. Une lettre d’amour puissante. Le prisonnier politique en a écrit une autre la veille de sa mort, vendredi dernier, à partir de la colonie pénitentiaire de l’Arctique où il lui restait encore plus de 25 ans de détention à purger.

Cette fois, Ioulia Navalnaïa n’a pas pu le guérir, mais elle n’a pas perdu une seconde pour le ramener à la vie en lui donnant un nouveau visage. Le sien.

PHOTO ALEXANDER ZEMLIANICHENKO, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Ioulia Navalnaïa et Alexeï Navalny, en juin 2013, lors d’un rassemblement de l’opposition à l’extérieur du Kremlin, à Moscou

Mardi dernier, soit quatre jours après la mort du père de ses deux enfants, ses yeux bleus fixés vers la caméra, la Russe de 47 ans a annoncé qu’elle reprenait le flambeau et invitait les partisans de son mari à la suivre. « En tuant Alexeï, Poutine a tué la moitié de moi, la moitié de mon cœur et la moitié de mon âme. J’ai encore l’autre moitié et elle me dit de ne pas lâcher », a-t-elle dit sur un ton d’un calme olympien.

PHOTO DE LA MAISON-BLANCHE, FOURNIE PAR L’AGENCE FRANCE-PRESSE

Le président américain Joe Biden a rencontré jeudi Daria et Ioulia Navalnaïa, la fille et la femme du défunt opposant au Kremlin Alexeï Navalny.

Celle qui a été au bras de son mari pendant 23 ans – toujours présente dans ses activités politiques, mais sans lui faire trop d’ombre – est maintenant partout à la fois. Plus de 350 000 personnes la suivent sur son nouveau compte du réseau X.

PHOTO AGENCE FRANCE-PRESSE

Des fleurs ornent une photo d’Alexeï Navalny installée à l’endroit d’un mémorial improvisé en son honneur, à Francfort, en Allemagne.

Son compte Instagram dépasse maintenant le million d’abonnés. Après avoir participé à la Conférence de Munich sur la sécurité la semaine dernière, elle a parlé aux 27 ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne à Bruxelles lundi et a été reçue par le président américain Joe Biden à San Francisco jeudi.

L’infrastructure politique qu’Alexeï Navalny a mise sur pied avec son aide et celle de proches collaborateurs pour combattre l’occupant du Kremlin et son entourage est maintenant à la disposition de sa femme. Elle inclut un canal YouTube regardé par des millions de personnes ainsi que la Fondation anticorruption, fer de lance du programme politique de son défunt mari.

Tout un revirement de situation pour celle qui, dans une rare entrevue au Harper’s Bazaar russe, avait dit qu’elle trouvait plus intéressant d’être la femme d’un politicien que de tenir le haut de l’affiche. Économiste de formation, Ioulia Navalnaïa, née Ioulia Abrassimova, a mis de côté sa carrière pour soutenir la lutte de son mari et s’occuper de la famille. Cette semaine, de « première dame de l’opposition », elle est devenue une figure de la dissidence à part entière.

Ioulia n’est pas la seule Navalnaïa à attirer la lumière et à défier le Kremlin. La mère de l’opposant, Lioudmila Navalnaïa, n’a pas froid aux yeux non plus. L’économiste à la retraite a pris un avion pour Kharp – lieu de la détention d’Alexeï – dès qu’elle a appris la nouvelle de sa mort. Depuis, la Moscovite fait des pieds et des mains pour récupérer la dépouille de son fils aîné.

CAPTURE D’ÉCRAN TIRÉE D’UNE VIDÉO DIFFUSÉE PAR L’ÉQUIPE D’ALEXEÏ NAVALNY, FOURNIE PAR L’ASSOCIATED PRESS

Lioudmila Navalnaïa, mère d’Alexeï Navalny

Mme Navalnaïa lance aussi tout le sable qu’elle peut dans l’engrenage du message de l’État russe, qui prétend qu’Alexeï Navalny est mort de « causes naturelles ».

« [Les enquêteurs] m’ont emmenée en secret à la morgue pour me montrer le corps d’Alexeï. Ils disent qu’ils connaissent la cause du décès et ont tous les papiers. Je les ai vus et j’ai signé le certificat de décès. Selon la loi, ils auraient dû me donner sa dépouille, mais ils ne le font pas, a-t-elle déploré jeudi dans une vidéo mise en ligne. Au lieu de ça, ils me font du chantage et me disent où et quand je dois l’enterrer ».

Le cran que ça prend pour tenir tête publiquement à la machine de répression russe ! D’autant plus que Mme Navalnaïa, 69 ans, le fait à partir de la ville où son fils a payé l’ultime prix pour sa liberté de pensée.

Et que dire de Daria, la fille d’Alexeï et d’Ioulia Navalny ? Plus connue sous le nom de Dacha, le diminutif de son prénom, cette étudiante de l’Université Stanford, âgée de 23 ans, est depuis des années déjà partie prenante du travail de son père.

PHOTO JULIEN WARNAND, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Daria Navalnaïa prononçant un discours après avoir reçu le prix Sakharov au nom de son père, Alexeï Navalny, le 15 décembre 2021, à Strasbourg

Pendant toute sa détention, elle a utilisé les réseaux sociaux pour relayer des nouvelles de « son héros » et demander des améliorations à ses conditions de détention. Elle a souvent pris la parole en public, notamment lors de la dernière collation des grades de la prestigieuse Université Georgetown à Washington. Si sa mère accorde très peu d’entrevues, Daria apparaît souvent à la télévision américaine.

Cette semaine, la jeune Navalnaïa a pris part avec sa mère à la rencontre avec le président Biden, rencontre qui a incité le gouvernement américain à ajouter 106 nouveaux noms et 88 entités russes sur sa liste de sanctions.

Son parcours universitaire en psychologie sociale et en science politique – faisant écho à la formation qu’a reçue son père à Yale – viendra appuyer son rôle en redéfinition. « La Russie sera libre », peut-on lire sur son compte X.

En se lançant dans l’arène politique, les trois femmes Navalnaïa changent d’un coup le visage de l’opposition à Vladimir Poutine, qui lui-même règne sur un gouvernement presque exclusivement masculin. Elles ne sont pas pour autant une anomalie. La Russie a une longue histoire de luttes politiques au féminin, rappelle Donald J. Raleigh, professeur à l’Université de Caroline du Nord, spécialisé dans l’histoire des femmes russes.

  • Alexandra Kollontaï

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    Alexandra Kollontaï

  • Nadejda Kroupskaïa

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    Nadejda Kroupskaïa

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On peut penser notamment à Alexandra Kollontaï. Cette figure de proue de la Révolution bolchévique est devenue la première femme de l’histoire contemporaine à être nommée ministre. Ou encore à sa compagne d’armes, Nadejda Kroupskaïa, qui, en plus d’être la femme de Lénine, était une militante marxiste convaincue et influente.

Mais c’est l’exemple d’Elena Bonner, l’épouse du scientifique Andreï Sakharov, lauréat du prix Nobel de la paix, qui fait le plus écho aux femmes Navalnaïa.

PHOTO DOMINIQUE FAGET, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Elena Bonner, le 17 décembre 2008, lors de la remise du prix portant le nom de son défunt mari, Andreï Sakharov

Pédiatre, Mme Bonner a mené une longue bataille pour les droits de la personne au sein de l’Union soviétique à partir des années 1970 et s’est transformée en critique du régime de Vladimir Poutine à la fin de sa vie. Comme son mari, elle a subi les foudres du KGB et a été emprisonnée pour ses idées. « Lors de la dissolution de l’Union soviétique, elle était sur scène à côté de Mikhaïl Gorbatchev, non comme héritière du legs de son mari, mais bien grâce à son propre mérite », note Donald Raleigh.

Voilà donc mon souhait pour Ioulia, Lioudmila et Daria Navalnaïa. Qu’elles soient un jour toutes les trois à l’avant-scène pour contempler le retour de la démocratie en Russie. La mission qui les attend est périlleuse, mais il ne pourrait y avoir de meilleur moyen de venger la mort d’Alexeï Navalny.