« Ce n’est pas un décès. C’est un meurtre. »

C’est avec ces mots qu’Olga Babina, une des fondatrices de l’Alliance démocratique des Canadiens russes, a invité son réseau au sein de la diaspora russe à manifester vendredi dernier.

On venait tout juste d’apprendre qu’Alexeï Navalny, l’opposant à Vladimir Poutine le plus en vue, était mort dans la colonie pénitentiaire de l’Arctique où il purgeait une peine de plus de 19 ans de prison. « Mes mains tremblaient encore quand j’ai envoyé des messages sur les réseaux sociaux », raconte l’étudiante en psychologie de l’Université Concordia.

Son message a été entendu. Des évènements ont eu lieu dans 12 villes du Canada. « Pour beaucoup d’entre nous, c’est comme si nous avions perdu un proche, note Olga Babina. C’était important pour nous de nous voir, de pleurer ensemble. »

À Montréal, après une manifestation devant le consulat de Russie, les protestataires ont décidé de s’en éloigner. Les signes de soutien à Alexeï Navalny, déposés devant les grilles de la représentation diplomatique, étaient systématiquement enlevés, rapporte Mme Babina.

Les endeuillés ont plutôt choisi de se recueillir un peu plus loin, devant le monument à Raoul Wallenberg, un diplomate suédois qui a aidé des milliers de Juifs de Hongrie à échapper à l’Holocauste. Fleurs, bougies, photos et affiches à la mémoire de l’opposant russe disparu ont rapidement transformé le piédestal de la statue en hommage funéraire.

Olga Babina a appelé l’église voisine, la police de Montréal, la Ville : personne ne s’y opposait. « Quand j’ai quitté le monument à 17 h samedi, tout y était. Quand j’y suis retournée dimanche, la place avait été complètement vidée », rapporte Olga Babina. « Pourquoi quelqu’un ferait ça ? », demande la jeune femme, attristée, mais pas totalement surprise. Le petit mémorial a été reconstruit depuis.

En Russie, plus de 400 personnes dans 39 villes ont été interpellées entre vendredi et lundi pour avoir voulu honoré la mémoire d'Alexeï Navalny ou pour avoir commis le terrible crime de se promener avec un bouquet de fleurs.

Lorsqu’elle est arrivée à Montréal il y a sept ans, Olga Babina n’avait rien d’une organisatrice politique. Originaire d’Orenbourg, dans l’Oural russe, elle avait pris part à une ou deux manifestations prodémocratie, mais sans plus.

Le début de l’invasion russe de l’Ukraine voisine, il y a deux ans, a tout changé. « J’ai décidé de me joindre aux Ukrainiens qui manifestaient contre la guerre. Le 12 juin, qui est une fête nationale en Russie, j’ai manifesté pour dire qu’il n’y avait rien à célébrer », note Olga Babina.

L’étudiante a vite réalisé qu’elle n’était pas seule à penser de la sorte. « Nous avons créé l’Alliance démocratique des Canadiens russes pour organiser des manifestations dans diverses villes. Je n’avais jamais eu le besoin avant de m’entourer d’autres Russes au Canada. Avant le début de la guerre, je n’avais pas d’amis qui parlaient russe à Montréal. Maintenant, mes amis les plus proches sont dans l’organisation », raconte-t-elle.

Maria Kartasheva, une autre membre de l’Alliance, établie à Ottawa, partage le même sentiment. « Après le début de la guerre, nous avions beaucoup d’émotions que nous ne pouvions pas partager avec nos amis canadiens. Ils ne comprennent pas ce que ça veut dire d’être citoyenne d’un pays qui tue des gens et qui vous dit qu’il le fait pour votre bien », raille-t-elle.

Depuis sa création, en plus des manifestations, l’Alliance organise des spectacles, des soirées de poésie, des projections de films et des séances d’écriture de lettres destinées aux prisonniers politiques russes. Et tout ça, avec à peine une trentaine de membres actifs alors que plus de 600 000 personnes d’origine russe vivent au pays.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Olga Babina, entourée de membres de la diaspora russe, écrit des lettres aux prisonniers politiques russes dans une salle du Musée d’art contemporain de Montréal attenante à l’exposition consacrée à Pussy Riot, un groupe d’artistes protestataires russes en exil.

Cette diaspora est tout sauf un monolithe. On y trouve des pro-régime, des apolitiques, autant que des opposants. Olga Babina explique que beaucoup plus d’exilés gravitent autour de l’organisation antiguerre, mais que la peur des représailles les empêche d’apparaître à visage découvert.

Difficile de blâmer les craintifs, surtout après la mort plus que suspecte d’Alexeï Navalny. La Russie, qui a arrêté plus de 20 000 opposants à la guerre depuis le 24 février 2022 et en a emprisonné des centaines, sévit aussi contre les dissidents qui se trouvent à l’étranger. La justice russe, qui est à la solde du Kremlin, multiplie les condamnations par contumace.

D’Ottawa, Maria Kartasheva a été condamnée l’an dernier à huit ans de prison en Russie pour deux publications sur les réseaux sociaux faisant allusion aux massacres de civils ukrainiens par les forces russes à Boutcha.

La Douma vient tout juste d’adopter une loi lui permettant de saisir les biens en Russie de tous ceux qui osent élever la voix, même s’ils se trouvent à l’autre bout du monde. L’élection présidentielle de la mi-mars et le deuxième anniversaire de la guerre en Ukraine ne sont pas étrangers à ce crescendo de répression politique tous azimuts.

Tout ça indique que le Kremlin – allergique à la dissension à l’interne – est aussi sensible aux critiques issues de la grande diaspora russe qui s’est agrandie de quelque 900 000 âmes en deux ans.

La frange dissidente de cette diaspora est de plus en plus organisée. En avril 2023, ces forces vives, éparpillées partout dans le monde, se sont réunies à Berlin et ont publié la « Déclaration des forces russes démocratiques ». Ces jours-ci, ces mêmes opposants appellent toute la diaspora à participer à des manifestations samedi, à la fois contre la guerre en Ukraine et à la mémoire d’Alexeï Navalny.

Et cette solidarité a des effets jusque chez nous. Lorsque les autorités canadiennes ont signifié à Maria Kartasheva qu’elle ne pourrait peut-être pas devenir citoyenne parce que le crime pour lequel elle a été condamnée en Russie existe aussi au Canada, cette grande nébuleuse contestataire n’a pas perdu une seconde pour se mobiliser, signer une pétition et demander au gouvernement canadien de revoir sa décision insensée. Et elle a eu gain de cause.

Sur la pétition la soutenant, on trouvait l’ex-oligarque Mikhaïl Khodorkovski, qui a passé 10 ans en prison, le rédacteur en chef de Novaïa Gazeta et lauréat du prix Nobel de la paix, Dimitri Mouratov, Anastasia Bourakova, la fondatrice de l’Arche qui vient en aide aux exilés politiques russes dans de nombreux pays.

« Les organisations qui forment l’opposition sont très différentes les unes des autres dans leurs idées politiques, mais nous sommes tous connectés », note à ce sujet Olga Babina. L’Alliance démocratique des Canadiens russes est notamment anticolonialiste et défend les droits de la communauté LGBTQ+, deux points de vue qui ne font pas l’unanimité.

« La mort d’Alexeï Navalny est un coup dur, mais ça nous donne l’envie de travailler encore plus fort pour venir en aide aux prisonniers politiques, qui sont vraiment en danger, dit Olga Babina. Nous devons mettre aussi de la pression sur les gouvernements occidentaux pour qu’ils continuent d’envoyer des armes en Ukraine. Une victoire de l’Ukraine, c’est la seule chose qui peut arrêter Poutine. »