Alexeï Navalny est mort. J’ai dû répéter la phrase dans ma tête à maintes reprises avant de commencer à y croire. Quelque part, dans mon subconscient, je croyais que le plus coriace des opposants à Vladimir Poutine était indestructible. Invincible.

Je ne suis pas la seule, semble-t-il. S’adressant aux puissants de ce monde sur la scène de la Conférence de Munich sur la sécurité, en Allemagne, l’épouse d’Alexeï Navalny, Ioulia Navalnaïa, refusait elle aussi de croire les autorités russes sur parole vendredi. « Nous ne pouvons croire Vladimir Poutine et son gouvernement. Ils mentent tout le temps, a dit la femme du politicien russe, avec un calme effarant. Je me suis demandé ce que ferait Alexeï et il serait sur cette scène. »

Alexeï Navalny est-il mort ? Physiquement, c’est fortement probable, même si on attend la confirmation de ses proches. Après tout, les rivaux et les critiques de Vladimir Poutine ne vivent jamais de longues vies tranquilles. Même les plus courageux.

Comme par hasard, leur mort survient la plupart du temps avant un évènement marquant. Faut-il rappeler que nous soulignerons le deuxième anniversaire de l’invasion russe la semaine prochaine et qu’une « élection » présidentielle aura lieu à la mi-mars ? C’est un excellent moment pour terroriser ce qu’il reste d’opposition.

Vendredi, la mort d’Alexeï Navalny a été annoncée de manière triomphale à la télévision russe. « Ils ont dit que l’influence occidentale est en train de décroître dans le pays et que c’est un signe de victoire », rapporte Maria Popova, professeure de science politique à l’Université McGill.

Rien de surprenant là-dedans. Le régime russe tente de montrer que son peuple est derrière lui et que les voix dissonantes sont manipulées par des forces exogènes.

C’est justement pour contrer cette propagande qu’Alexeï Navalny est rentré en Russie en 2021, malgré le danger évident. Pour montrer qu’il était un politicien russe, d’abord et avant tout.

Et c’est là qu’il faut garder les yeux ouverts. La mort physique de l’homme ne marque pas la fin du mouvement qu’il a lancé. Alexeï Navalny a éveillé des centaines de milliers de jeunes Russes à la résistance. Il leur a montré qu’il est possible d’opposer l’intelligence à la force brute.

Ces jeunes ne se soulèveront peut-être pas demain matin, mais ils sont là. À Moscou comme à Novossibirsk. Et contrairement à Vladimir Poutine, ils ont l’avenir devant eux. Ensemble, ils peuvent devenir invincibles.

Vendredi, le symbolisme de la courte intervention de la femme de Navalny à la Conférence de Munich sur la sécurité, tout en retenue, crevait les yeux. Sur cette même tribune, en 2007, Vladimir Poutine avait déclaré à demi-mot la guerre à l’OTAN. Plusieurs dirigeants occidentaux – qui le tenaient alors en haute estime malgré ses tendances autoritaires en Russie – étaient tombés des nues.

PHOTO KAI PFAFFENBACH, AGENCE FRANCE-PRESSE

L’épouse d’Alexeï Navalny, Ioulia Navalnaïa, s’exprimant à la Conférence de Munich sur la sécurité, en Allemagne, vendredi

C’est aussi cette année-là qu’Alexeï Navalny a entamé sa carrière de militant politique. Avocat en droit des affaires, il a commencé à acheter des actions d’entreprises semi-privées de Russie. Il se présentait ensuite aux assemblées d’actionnaires et posait des questions afin d’exposer la corruption et les liens entre le pouvoir et le milieu des affaires. Son blogue résumait ses découvertes.

Quatre ans plus tard, en 2011, sa fine connaissance du web l’a propulsé sur le devant de la scène politique. Fort d’un réseau de collaborateurs munis de caméras, Alexeï Navalny a montré les fraudes électorales – aussi loufoques que répandues – auxquelles s’adonnait le parti du président russe.

Ce scandale a donné lieu au plus gros mouvement de contestation en Russie après la chute de l’Union soviétique. À sa tête, le juriste moscovite a atterri en prison pour la première fois. Il a riposté en créant la Fondation anticorruption, grâce à laquelle il a continué à exposer la magouille des dirigeants russes et des oligarques.

Allait suivre une série de procès, de peines d’emprisonnement, d’attaques physiques et de tentatives d’empoisonnement auxquelles l’opposant a survécu presque miraculeusement.

En 2020, des agents secrets ont tenté de le tuer en mettant un agent innervant de type Novitchok dans ses sous-vêtements. Dans le coma, il a été transporté en Allemagne, où il s’est remis sur pied.

On connaît les détails de la tentative d’assassinat parce qu’Alexeï Navalny lui-même a enquêté sur l’affaire et a obtenu les aveux de l’agent qui en était responsable. Le tout est immortalisé dans l’excellent documentaire Navalny du Canadien Daniel Roher.

C’est donc en toute connaissance de cause que le grand gaillard au regard perçant a décidé de rentrer en Russie le 17 janvier 2021. Il a été arrêté sur-le-champ, sous les yeux de sa femme et de son avocate. Des milliers de Russes s’étaient présentés dans les aéroports moscovites pour le soutenir. Le même jour, une vidéo de son cru dévoilant l’existence d’un palais au luxe fou, qui appartiendrait à Vladimir Poutine, a fait le tour des réseaux sociaux russes comme du reste du monde.

Encore une fois, Alexeï Navalny avait un coup d’avance sur le Kremlin et les agents secrets du FSB, l’organisme qui a succédé au KGB et dont Vladimir Poutine est issu.

La réplique a été sans pitié : à sa peine d’emprisonnement de deux ans et demi sont venues se greffer de nouvelles peines de 9 ans et de 19 ans.

Derrière les barreaux, Alexeï Navalny n’a jamais cessé de se faire entendre et de demander le départ du « tsar Poutine », la fin de la guerre en Ukraine et l’amélioration de ses conditions de détention.

Ses proches ont craint le pire à la fin du mois de décembre, quand l’opposant a disparu du radar pendant plusieurs jours. Il est réapparu dans une des pires prisons de Russie, située tout près du cercle polaire.

Jeudi, lors d’une comparution devant un juge qui venait d’approuver qu’il soit mis en isolement, il enfilait les blagues et les sarcasmes. Il avait l’air en forme. Droit comme une barre, comme d’habitude.

Moins de 24 heures plus tard, les autorités pénitentiaires annonçaient la mort du prisonnier politique. Il aurait « perdu connaissance » après une marche de santé. Personne n’en croit un mot.