L’opposant numéro un au Kremlin, Alexeï Navalny, n’est plus. Celui que beaucoup considéraient comme la bête noire de Vladimir Poutine est mort vendredi à la suite d’un malaise, selon les autorités russes, dans sa prison de l’Arctique. Un décès rapidement attribué à Moscou par les Occidentaux.

Sa disparition, à 47 ans, s’est produite après trois années de détention. Elle survient également à un mois d’une élection présidentielle qui doit encore une fois cimenter le pouvoir de Vladimir Poutine après des années de répression de toute contestation.

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L’opposant Alexeï Navalny, accompagné de son épouse (à sa gauche) et d’autres manifestants, marche à la mémoire de Boris Nemtsov, critique du Kremlin assassiné, à Moscou, en février 2020.

Les autorités russes n’ont fourni que peu de détails jusqu’ici sur le déroulement des évènements, affirmant avoir tout fait pour réanimer Alexeï Navalny.

« Le 16 février 2024, dans le centre pénitentiaire n3, le prisonnier Navalny […] s’est senti mal après une promenade et a presque immédiatement perdu connaissance », a déclaré l’administration pénitentiaire russe de la région arctique de Yamal, précisant que les causes du décès « sont en train d’être établies ».

Cette mort subite est d’autant plus surprenante qu’Alexeï Navalny ne semblait pas éprouver de problèmes de santé particuliers. Du moins, il ne s’était plaint d’aucun mal lors d’audiences vidéo devant un tribunal la veille, profitant plutôt du moment pour faire des blagues.

De plus, il était « en bonne santé et d’humeur joyeuse » il y a quatre jours à peine, a témoigné sa mère, qui lui avait rendu visite en personne, dans un message sur Facebook cité par le journal indépendant Novaïa Gazeta.

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Alexeï Navalny apparaissant via une liaison vidéo depuis sa colonie pénitentiaire de l’Arctique où il purgeait une peine de 19 ans, lors d’une audience de la Cour suprême de Russie, le 11 janvier dernier.

Si son équipe n’a pas encore été en mesure de confirmer son décès, elle croit malgré tout qu’il est bel et bien mort, a fait savoir son attachée de presse, vendredi.

Dénoncé par l’Occident

Alexeï Navalny purgeait une peine de 19 ans de détention pour « extrémisme » dans une colonie pénitentiaire reculée de l’Arctique, dans des conditions documentées comme très difficiles. Les multiples procès qui lui avaient été intentés avaient été largement dénoncés comme étant une manière de le punir pour son opposition à Vladimir Poutine.

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Une chandelle éclaire une photo d’Alexeï Navalny lors d’un hommage à l’opposant devant l’ancien consulat russe à Francfort, en Allemagne.

Rapidement, plusieurs dirigeants occidentaux ont d’ailleurs pointé le président russe, dont son vis-à-vis américain, Joe Biden, qui l’a accusé d’être « responsable de la mort de Navalny », une « voix puissante pour la vérité ».

L’Union européenne a également fait savoir qu’elle considérait « le régime russe » comme le « seul responsable » de la mort d’Alexeï Navalny, l’ONU réclamant pour sa part la « fin des persécutions » en Russie et une enquête « crédible » sur l’évènement.

Décrivant Alexeï Navalny comme un homme qui « s’est tenu debout avec un courage extraordinaire pour un avenir meilleur pour la Russie et les Russes », le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, a qualifié le président russe de « monstre ».

« Il est évident pour moi qu’[Alexeï Navalny] a été tué comme des milliers d’autres qui ont été torturés à mort à cause d’une seule personne, Poutine », a pour sa part lâché le chef de l’État ukrainien, Volodymyr Zelensky.

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Une femme tient un portrait du leader de l’opposition Alexeï Navalny lors d’une manifestation devant l’ambassade de Russie à Berlin, en Allemagne.

Or, si ces déclarations relèvent davantage de la rhétorique, puisque l’implication de Vladimir Poutine n’a pas encore été démontrée, le caractère « vraiment sensible » de la personne d’Alexeï Navalny fait en sorte que toute action le visant devait passer par les plus hautes instances du pouvoir en Russie, y compris par son président, estime Guillaume Sauvé, chargé de cours au département de science politique de l’UQAM et cofondateurs du Réseau québécois d’études postsoviétiques.

Un programme annoncé

« On peut se faire des scénarios : a-t-il été empoisonné, assassiné, ou est-il juste mort des suites de mauvais traitements et de ses conditions de détention ? La responsabilité resterait celle du sommet de l’État russe », soulève M. Sauvé.

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Alexeï Navalny dans un avion faisant le trajet de Berlin à Moscou, le 17 janvier 2021. Il sera arrêté dès l’atterrissage dans la capitale russe.

La mort d’Alexeï Navalny est un nouveau coup dur pour les acteurs de l’opposition en Russie, d’autant plus que le président Vladimir Poutine avait suggéré son appui aux mesures répressives à leur égard lors d’un discours en mars 2022, rappelle le spécialiste. Il y invitait son peuple à « reconnaître la racaille et les traîtres » et à « les recracher comme on recracherait une mouche entrée dans la bouche ».

« Après, on n’est pas surpris que les organes de sécurité fassent du zèle contre les opposants. Ils n’ont même pas besoin d’ordres précis du Kremlin, son programme est déjà annoncé », dit Guillaume Sauvé, estimant malgré tout qu’il s’agit d’un « jour sombre » pour le pays.

Et pourtant, il existe une « demande sociale » pour une forme d’opposition en Russie, « mais il y a un contexte institutionnel et répressif qui rend son expression impossible », tranche le chargé de cours.

Des manifestations en soutien

Informé du décès de son opposant, Vladimir Poutine n’a émis aucun commentaire alors qu’il était en déplacement à l’extérieur de Moscou.

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Des policiers détiennent un homme ayant participé à un rassemblement à la mémoire d’Alexeï Navalny à Saint-Pétersbourg.

Les autorités russes ont mis en garde leur population contre toute manifestation, tandis que des personnes faisaient la queue dans la soirée pour déposer des fleurs sur des monuments à la mémoire des dissidents politiques dans plusieurs villes du pays.

PHOTO CHARLY TRIBALLEAU, AGENCE FRANCE-PRESSE

À New York aussi, des personnes ont pleuré la mort d’Alexeï Navalny.

Des interpellations ont malgré tout été signalées dans un certain nombre de villes, y compris la capitale, par des chaînes Telegram russes spécialisées dans le suivi de la répression des actions de protestation.

PHOTO GRAHAM HUGHES, LA PRESSE CANADIENNE

Veillée à la mémoire de l’opposant russe Alexeï Navalny devant le consulat russe à Montréal, vendredi soir

Des rassemblements spontanés de Russes expatriés ont également eu lieu à l’étranger, dans plusieurs grandes villes en Europe et aux États-Unis. À Montréal, quelques personnes ont déposé des fleurs et des chandelles au pied du portrait de l’opposant, devant le consulat général de la Fédération de Russie, avenue du Musée, au centre-ville.

Avec l’Agence France-Presse, le New York Times et La Presse Canadienne

Alexeï Navalny en quelques dates

1976

Navalny naît dans la région de Moscou, le 4 juin.

1997

Il décroche un diplôme en droit de l’Université russe de l’Amitié des peuples.

2007

Il achète des actions d’entreprises semi-publiques pour exiger leur transparence. Le parti d’opposition libéral Iabloko l’exclut pour des prises de position ultranationalistes.

2010

L’Université Yale lui accorde une bourse.

2011

À la tête des plus grandes manifestations depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Premières peines de prison.

2013

Une peine de cinq ans de camp pour détournement d’argent est muée en peine avec sursis en appel. Candidat à la mairie de Moscou, il obtient 27,2 % des voix.

2018

Candidat à la présidentielle, il est déclaré inéligible par la commission électorale.

2020

Victime d’un empoisonnement en Sibérie, il échappe à la mort de justesse grâce aux soins reçus en Allemagne.

2021

Il est arrêté dès l’atterrissage à Moscou. Une ancienne peine avec sursis pour « fraude » est convertie en peine ferme de deux ans et demi dans une colonie pénitentiaire. Le prix Sakharov de la défense de la liberté de pensée lui est attribué.

2022

Il est condamné à neuf ans de prison.

2023

Il est condamné à 19 ans d’emprisonnement pour « extrémisme » et transféré dans une colonie pénitentiaire de l’Arctique.

2024

1er février : Il appelle à manifester partout en Russie lors de la présidentielle, prévue du 15 au 17 mars.

14 février : Il transmet un message de Saint-Valentin à sa femme, Ioulia Navalnaïa, réfugiée en Europe.

15 février : Audience devant un juge fédéral. Il éclate de rire et demande de l’argent en prison au magistrat, grâce à son « énorme salaire ».

16 février : L’administration pénitentiaire russe annonce la mort du prisonnier Navalny, qui se serait évanoui au terme d’une promenade.

Avec l’Associated Press, l’Agence France-Presse et La Presse Canadienne

Dans les mots de Navalny

PHOTO ARCHIVES TRIBUNAL DE MOSCOU, FOURNIE PAR L’ASSOCIATED PRESS

L’opposant Alexeï Navalny enfermé dans une cage en verre lors d’une audience au tribunal de Moscou, en février 2021

En août 2021, Alexeï Navalny, alors prisonnier à la colonie pénitentiaire no 2 à Pokrov, à une centaine de kilomètres de Moscou, s’entretenait avec le New York Times. C’était la première entrevue qu’il accordait depuis son arrestation, sept mois auparavant. Ses propos parfois sarcastiques demeurent glaçants d’actualité, comme le montrent ces extraits choisis.

Sur les probabilités de sa mort

« Durant des années, en réponse à des questions comme « Pourquoi n’avez-vous pas encore été tué ? » et « Pourquoi n’êtes-vous pas en prison ? », j’étais forcé de me justifier. Maintenant, on me demande d’estimer les probabilités de ma propre mort. La réponse, de toute évidence, est humoristique : 50 %. Je serai tué, ou pas. »

Sur la colonie pénitentiaire de Pokrov

PHOTO DIMITAR DILKOFF, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La colonie pénitentiaire n2, dans la ville de Pokrov, où Alexeï Navalny a déjà été emprisonné

« Pokrov était réputée pour la manière effroyable dont on y battait les prisonniers. C’est beaucoup plus raffiné maintenant. Par des provocations continuelles, on vous met dans une situation où vous devez battre, frapper ou menacer quelqu’un d’autre. Il y a des caméras vidéo partout, et l’administration se fera un plaisir de vous accuser d’agression, ajoutant ainsi quelques années à votre peine. »

Sur le président Vladimir Poutine

PHOTO ALEXANDER RYUMIN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le président de la Russie, Vladimir Poutine

« Avec Poutine, on a affaire à une personne qui a perdu la tête, un cas classique de tsar à moitié fou. Nous savons maintenant que des tueurs du FSB ont commencé à me suivre dès que j’ai annoncé mon intention de me porter candidat à la présidence. Demander à vos services de sécurité de tuer votre adversaire politique avec une arme chimique, vraiment ? Poutine l’a fait parce qu’il est possédé par ses idées et ses peurs. »

Sur la participation aux élections

PHOTO KIRILL KUDRYAVTSEV, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Alexeï Navalny galvanise des partisans lors d’un rassemblement antirégime non autorisé en mai 2018 à Moscou, deux jours avant l’investiture de Vladimir Poutine pour un quatrième mandat au Kremlin.

« Je le dis sans l’ombre d’un doute : si nous pouvions participer aux élections, même sans ressources financières ou informationnelles, nous l’emporterions contre le parti de Poutine. Dans les grandes villes, nous n’aurions même pas à nous forcer beaucoup. »

Sur la pauvreté dans la population

« Le principal objectif d’un nouveau gouvernement devrait être d’augmenter les revenus des gens. Les Russes sont les citoyens pauvres d’un pays riche, la prison m’en a encore fait la démonstration. Les prisonniers pauvres doivent se partager une cigarette à deux. Les employés ont des salaires misérables. Les infirmières ont des salaires si bas qu’elles sont gênées d’en parler. »

Sur la corruption

« La corruption demeure l’un des principaux problèmes de la Russie, corrodant le pays, privant les gens d’un avenir et entravant toute réforme. C’est la base du gouvernement actuel. »

Sur l’avenir de la Russie

« Poutine n’est pas éternel, ni physiquement ni politiquement. Le régime de Poutine est un accident historique, pas une fatalité. Tôt ou tard, cette erreur sera corrigée, et la Russie prendra la voie du développement démocratique et de l’Europe, parce que c’est ce que veut la population. »