La Russie est en train de gagner la guerre en Ukraine grâce à un réservoir de forces plus important et à l’assistance matérielle de la Corée du Nord et de la Chine. C’est ce que nous apprenaient cette semaine les services de sécurité norvégiens.

Est-ce que c’est surprenant ? Pas pour moi. Les démocraties libérales sont devenues plus jappeuses que mordeuses. En fait, elles ont un problème d’incohérence. Pourquoi les démocraties occidentales qui ont sorti Saddam Hussein du Koweït et qui mènent la fronde contre l’occupation de l’Ukraine par la Russie ont-elles choisi, pendant si longtemps, de fermer les yeux devant l’indéfendable colonisation israélienne des terres palestiniennes ?

Même si certains essayent de camper cette légitime question dans la propagande russe, elle est au cœur d’un gigantesque malaise planétaire. Cette façon de justifier l’injustifiable a miné la santé de nos démocraties et donné beaucoup de gaz aux autocraties.

Une question. À quand remonte la dernière fois que vous avez entendu parler d’un pays nouvellement membre du camp des démocraties ?

Chaque fois qu’un soulèvement populaire traverse un régime autocratique, l’Occident se frotte les mains en espérant une révolution. Mais son rêve d’expansion finit par s’éloigner devant la force du camp adverse et ses commanditaires de plus en plus décomplexés.

C’est ainsi que les soulèvements en Iran, à Hong Kong, au Soudan ou en Birmanie, qui ont jadis suscité beaucoup d’espoir, sont morts ou en état de vie ralentie. Que dire aussi de l’énorme échec des printemps arabes qui ont fait tant rêver entre 2010 et 2012 ? Après avoir célébré la chute de leurs deux dictateurs emportés par la vague, l’Égypte est revenue rapidement à la case départ et la Tunisie y retourne également. Le naturel est aussi revenu au galop dans les pays à qui on a enfoncé la démocratie dans la gorge à coups de canon.

Ainsi, l’Afghanistan a renoué avec ses talibans et les milices chiites pro-iraniennes ont désormais une solide emprise sur la politique irakienne et cherchent à expulser les soldats américains du pays. Il y a aussi le cas de la Libye, que la France et ses alliés ont détruit au nom, disaient-ils, d’un désir de soulager ses habitants des exactions de Mouammar Kadhafi. Est-ce que ce pays est devenu une démocratie ? Au contraire, depuis cette campagne militaire embaumée d’une forte odeur de corruption qui imprègne encore Nicolas Sarkozy, la Libye est complètement fracturée.

Pire encore, les mouvements djihadistes ont profité de ce chaos pour augmenter leur influence en Afrique subsaharienne. Résultat, le Mali, le Burkina et le Niger ont quitté le navire démocratique avec la complicité de leur nouveau commanditaire. Je parle ici du sanguinaire Vladimir qui, il faut le préciser, veut les biens de l’Afrique bien plus qu’il ne lui veut du bien. À cause d’un président qui semble incapable d’envisager sa vie à l’extérieur du pouvoir, même mon Sénégal natal qui a été un exemple de démocratie en Afrique marche désormais dangereusement vers le côté obscur de la force.

Ainsi va notre monde où la nature a horreur du vide. Pendant que la démocratie s’érode, les dictatures sédimentent.

Ce manque d’attractivité de notre camp doit beaucoup à cette culture de l’incohérence lorsque vient le temps de défendre la liberté. Dans nos sociétés, cette valeur fondamentale a été corrompue par l’argent et les luttes de pouvoir. Cette trop grande confiance au pouvoir du pognon amène même notre camp à croire encore que des sanctions économiques sont des armes de destruction massive.

Pourtant, même ensevelie sous des tonnes de sanctions, la Russie ne semble pas du tout répondre au modèle de dégringolade économique que les spécialistes nous prédisaient pendant les premiers mois de l’invasion de l’Ukraine. Preuve qu’il y a désormais deux communautés internationales.

La colère de l’Amérique ne fait donc plus trembler ses adversaires autant qu’à l’époque où sa puissance hégémonique faisait la loi et l’ordre. Avec la chute du bloc soviétique et une Chine encore pas très musclée, confortablement installée au sommet de « sa communauté internationale », l’Amérique déterminait, en fonction de ses intérêts, la frontière qui sépare les bons élèves des nations infréquentables.

Maintenant, l’offensive du modèle chinois est malheureusement bien réelle. J’ai bien dit malheureusement, car je suis de ceux qui pensent que vivre dans un État de droit est un grand privilège qu’on gagne à préserver de toutes nos forces. Sinon, pourquoi plus de 24 000 migrants chinois ont-ils passé illégalement la frontière sud des États-Unis en 2023 ? On n’a jamais vu une telle migration d’Américains vers la Chine.

Pourquoi cette perte de vitesse de la démocratie ? Parce qu’avec le temps, elle s’est muée en un monde où l’argent fait et dicte l’acceptabilité ; un monde où les valeurs de liberté et d’égalité qu’on nous chante s’évanouissent quand les profits et les sondages l’exigent. Au nom de cette incohérence et de cette tolérance sélective, l’Iran et ses mollahs doivent rester des parias, mais l’Arabie saoudite, avec son prince tout aussi liberticide et sanguinaire, bénéficie d’une immunité géostratégique grâce à ses juteux marchés. Si les valeurs saoudiennes sont sacrées, celles de bien des gouvernements occidentaux sont négociables.

Mohammed ben Salmane sait très bien qu’il suffit de mettre le bon prix pour que ces chantres de la liberté et de la démocratie ferment leurs yeux et bouchent leurs oreilles devant toutes les formes de dérives. Régulièrement, des dirigeants occidentaux vont d’ailleurs se prosterner devant Riyad, vaincus par ce désir irrépressible de mettre la main sur ses pétrodollars. Ainsi, après l’avoir traité de meurtrier, même Biden a pilé sur ses convictions pour aller faire ses courbettes en Arabie.

S’il y a une autre personne qui connaît ce talon d’Achille de nos démocraties libérales, c’est bien Vladimir Poutine.

Sur l’échiquier mondial, Vladimir, qui a vu défiler cinq présidents américains et quatre présidents français, visualise plusieurs coups d’avance alors que dans nos démocraties libérales, les échéances électorales et les luttes de pouvoir empêchent de voir la partie plus loin qu’un mandat.

Au centre de l’offensive du chef du Kremlin contre l’Occident, il y a sa vision pas très décalée des démocraties libérales : « Ils vont finir par abandonner le combat, vaincus par leurs différends politiques, les sondages, ou les changements d’opinions de leurs populations trop habituées au confort. » Cette triste réalité, c’est celle que les services de sécurité norvégiens voient se dessiner en Ukraine.

En plus, quand on regarde les pitoyables tribulations dans la politique américaine et l’admiration que Donald Trump a pour les autocrates, Vladimir et ses amis doivent se réjouir de voir la dictature se frayer si facilement un chemin au cœur du pilier central des démocraties libérales.