J’ai écarquillé les yeux en voyant le – rare – courriel de mon père. « Ton papa est en deuil », disait le sujet du message. Je l’ai ouvert en m’attendant à apprendre la mort subite d’un membre de la famille, d’un ami précieux. Il n’en était rien.

Mon père m’annonçait la fermeture soudaine du restaurant Apsara dans le Vieux-Québec.

Ben là, en deuil ? me suis-je dit. Tu exagères un peu, papa !

Rapidement, les images ont commencé à défiler dans ma tête. J’avais 6 ans la première fois que j’ai mangé dans ce restaurant vietnamien-thaïlandais-cambodgien d’exception. Je garde de cette première visite – de mon premier bœuf khémara à la citronnelle – un souvenir impérissable. J’avais mis ma plus belle robe pour ce souper de grandes personnes dans la salle à manger élégante où se mariaient des éléments de décor européens et cambodgiens.

J’avais ajouté ce jour-là le mot « raffinement » à mon vocabulaire. Pour parler du riz au jasmin agrémenté de carottes taillées en forme de canard. Et du service, à la fois sympathique et irréprochable.

Des dizaines et des dizaines d’autres visites ont suivi. Mon père y a fêté la plupart de ses anniversaires des trois dernières décennies. Une visite au Carnaval de Québec ou au Festival d’été de Québec ? Il y avait toujours d’excellents prétextes pour un souper à l’Apsara.

Je réalise aujourd’hui que le restaurant était un ami de la famille. Au propre comme au figuré.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Le clan Khuong devant le restaurant Apsara rue d’Auteuil, à Québec, en 2013

Un de mes oncles maternels a même joué un rôle de coulisses avant l’ouverture de l’établissement en 1977. Jeune ingénieur forestier, il s’était associé à un groupe de collègues, dont deux d’origine cambodgienne, pour faire venir du Cambodge des membres d’une même famille, la famille Khuong. Ils sont arrivés à Québec en 1975, soit l’année où les Khmers rouges ont pris le pouvoir à Phnom Penh, faisant rapidement régner la terreur.

L’aïeul de la famille, Ben An Khuong, sa femme et 12 de leurs 16 enfants ainsi que leurs familles respectives n’étaient pas des restaurateurs dans leur pays d’origine, mais à peine deux ans après leur arrivée, ils ouvraient leur premier restaurant sur le boulevard Saint-Cyrille, l’actuel boulevard René-Lévesque, à Québec. Une véritable entreprise familiale qui se voulait un pont vers la société d’accueil. « Ils m’avaient invité à aller tester les desserts qu’ils voulaient mettre au menu. Les beignets, les litchis. Ce fruit n’était pas connu du tout au Québec à l’époque. On leur a dit, n’hésitez pas, les Québécois vont aimer ça », m’a relaté mon oncle Jean-Claude.

L’avocate Lu Chan Khuong, qui a grandi dans le restaurant, raconte pour sa part qu’au tout début, afin de convaincre les gens de s’aventurer dans leur restaurant exotique, les Khuong faisaient une offre qui ne se refusait pas : si vous n’aimez pas ça, vous ne paierez pas. Ils en sont sortis largement gagnants.

Le 27 octobre, le restaurant annonçait sur Facebook qu’il avait définitivement fermé ses portes. Soudainement, sans crier gare, sans tournée d’adieu. « C’était un moment de tristesse, on n’avait pas envie de l’éterniser », m’a dit Bun Kim Khuong, responsable de la gestion du restaurant depuis les années 1980.

PHOTO CAROLINE GRÉGOIRE, LE SOLEIL

Apsara a officiellement cessé ses activités le 27 octobre.

La génération de Khuong qui a tenu l’établissement sur ses épaules a décidé de prendre sa retraite et n’a pas trouvé de relève. La génération montante – qui a elle aussi travaillé au restaurant – est appelée à autre chose.

« Depuis plus de 46 ans, nous avons eu l’immense privilège de vous accueillir au sein de notre cellule familiale, de vous servir, de partager avec vous des moments inoubliables. […] Nous vous sommes reconnaissants de nous avoir accueillis, de nous avoir adoptés, de nous avoir choisis et encouragés durant toutes ces années. Merci pour votre grande générosité à notre endroit », ont écrit les propriétaires sur le réseau social.

La réaction a été vive. Les Khuong ont reçu des centaines de messages de remerciements. Des hommages. Ma famille en entier est restée bouche bée. Mon père a eu le cœur gros pendant des jours.

Il y a des restaurants qui, comme l’Apsara, sont bien plus que des bonnes tables. Ce sont des témoins de nos moments les plus marquants, un lieu d’arrêt pour marquer le temps qui passe, mais qui toujours nous rassemblent. Des havres de retrouvailles, mais aussi des lieux de rencontres, d’échanges.

Le restaurant l’Apsara aura aussi été pour moi, enfant, une bougie d’allumage. Une première bouchée d’ailleurs dans une ville bien belle, mais bien homogène.

Je réalise maintenant que je suis moi aussi en deuil de ce restaurant qui avait une âme, celle de la famille qui l’a animé pendant près d’un demi-siècle.

Que cette chronique fasse office de bouquet de fleurs aux Khuong avec mes remerciements.

Et grâce à elle, j’ai pu demander la recette du bœuf khémara.