Une vingtaine de personnes attendent patiemment autour d’un long plan de travail. La musique n’arrive pas à couvrir le son des avions au-dessus de Villeray ni celui des voix qui papotent. En écoutant discrètement les discussions, je comprends que, près de moi, se trouvent quelques couples curieux, trois sœurs enthousiastes et des gens qui ont reçu cet atelier en cadeau.

Ce soir, nous apprendrons à cuisiner du palak paneer, de l’aloo matar et du moong dhal.

Mais d’abord, un peu de géopolitique ! Notre prof, Faizul Jusoh, nous explique qu’il a grandi en Malaisie, là où les cultures malaisienne, chinoise et indienne se côtoient dans les rues comme dans les assiettes. Cette mixité a inspiré notre menu du jour, dont la thématique est « cuisine indienne réconfortante ».

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Faizul Jusoh traduit certains termes et dissèque la liste des ingrédients.

Avant qu’on ne se lance, Faizul traduit certains termes (j’apprends notamment qu’aloo veut dire « pommes de terre », matar, « petits pois » et daal, « lentilles »), puis dissèque avec nous la liste des ingrédients. Je touche ma première feuille de curry, tâte de la cardamome verte et hume, curieuse, des feuilles de fenugrec séchées. J’ai tout à découvrir.

Faizul Jusoh ne se décourage pas devant les néophytes comme moi. La vérité, c’est qu’en Malaisie, il ne cuisinait pas du tout. Il travaillait en informatique. La popote est venue avec le Canada, où il a immigré en 2011, « par amour ».

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Faizul Jusoh a immigré au Canada en 2011.

À l’époque, il croyait qu’on parlait ici anglais, ce qu’il savait faire. Or, il a rapidement compris que c’est plutôt en français que les choses se passaient. En attendant son permis de travail, il s’est donc donné pour mission d’apprivoiser cette nouvelle langue.

C’est une Franco-Italienne qui l’a aidé à y parvenir. Vittoria Nuvoli, 70 ans, a adopté Faizul dès qu’un ami commun les a présentés. La cheffe cuisinière d’expérience a décidé d’occuper le temps du nouvel arrivant en lui apprenant à se faire à manger.

« C’était stressant, se rappelle Faizul en riant. Je ne comprenais pas le français et je ne savais pas ce qu’était un bleuet ! Un fruit ? Un légume ? Qu’est-ce qu’elle me dit ? Qu’est-ce qu’elle me montre ? »

Une fois les techniques de base maîtrisées, Faizul a eu envie de retrouver les goûts de son enfance. Il s’est appuyé sur la mémoire des saveurs pour recréer les plats qu’il avait tant aimés.

« J’appelais aussi souvent ma mère », avoue-t-il.

En 2016, il s’est donné un défi : animer un cours de cuisine. Quelques semaines ont passé, puis il a aperçu une annonce sur Kijiji. La Ville de Sherbrooke cherchait quelqu’un en mesure d’offrir des ateliers culinaires.

Faizul a admis à un ami qu’il songeait à postuler. Ce dernier lui a demandé comment il comptait y arriver, considérant qu’il ne parlait pas encore très bien le français… et qu’il n’avait jamais participé à un atelier de cuisine.

« Je vais essayer et on verra après ! »

Il a obtenu le contrat. À défaut de savoir à quoi ressemblait vraiment un atelier de cuisine, il a déployé ce qu’il imaginait être un cours chouette : un moment où on fait les choses ensemble pour que la nourriture soit un prétexte à la rencontre. Pas question d’apprendre chacun dans son coin, on fait les tâches en sous-groupes pour s’obliger à se parler… Avec une langue approximative s’il le faut.

Ce fut un succès.

Faizul Jusoh a depuis fondé une entreprise, Les cuisines Tanha. Il donne des cours à Sherbrooke et à Montréal, en plus d’être chef invité dans plusieurs centres de yoga du Québec.

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Quelques ingrédients au menu ce jour-là

Mais revenons à l’atelier. C’est qu’il y a un détail adorable que vous devez savoir : les deux personnes à côté de moi vivent leur premier rancard amoureux. Je n’ose pas les féliciter pour cette idée originale – j’aurais l’air d’une impolie qui écoute aux portes, ce que je suis –, mais cette initiative mérite d’être racontée dans une chronique.

C’est qu’il n’y a rien de mieux pour apprendre à connaître autrui que de cuisiner en tandem.

Pour preuve, dès que Faizul sépare les participants en quelques sous-groupes et nous dit qu’il est de l’heure de se lancer, un silence s’installe dans la pièce.

… Par où on commence ? Comment on divise les tâches ? Personne n’ose s’imposer. Dans mon groupe de cinq, on se regarde, gênés. Puis, une femme se risque. Elle va couper les légumes. Mon amoureux propose de se charger de l’ail et des oignons – un véritable allié prêt à se sacrifier. Le couple qui nous accompagne ira chercher ce qu’il faut sur la table de victuailles. Je vais m’occuper des épices (elles sont nombreuses).

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Chaque participant met la main à la pâte !

Rapidement, tout le monde trouve son rôle et les traits de personnalité ressortent. Il y a des leaders, des gens qui préfèrent exécuter, des participants qui craignent de se tromper et d’autres, confiants, qui sont bien à l’aise de ne rien mesurer (moi).

On se consulte sur tout : dirais-tu que ces oignons sont dorés ? Est-ce que c’est assez cuit ? Je rajoute du piquant, hein ? M’en voudrais-tu si je t’avouais que j’ai mis le double du cumin recommandé et que je viens juste de m’en apercevoir (moi) ?

Faizul circule entre les différents plans de travail, offrant conseils et encouragements.

Entre-temps, on en découvre un peu plus sur le parcours de nos comparses. Il devient tout naturel de s’intéresser à l’autre. De créer des liens, bien qu’éphémères, pour que tous se sentent à leur place autour de l’îlot.

C’est d’ailleurs cette chaleur qui a conquis Faizul : « J’aime beaucoup les Québécois, c’est un peuple vraiment accueillant. Ici, je me sens chez nous… Même si l’hiver, c’est un peu difficile pour moi. »

Bah, c’est un peu difficile pour beaucoup de gens, tu sais. Au moins, on est maintenant quelques-uns à maîtriser de délicieuses recettes réconfortantes pour adoucir ce qui s’en vient.

Peut-être même qu’il y a ici deux personnes qui ont trouvé quelqu’un sur qui se coller…

Consultez le site des Cuisines Tanha