(Saint-Pascal-de-Kamouraska) Je m’avance lentement, ne sachant pas trop si je dois les interrompre au non. Ils sont quatre, assis en cercle, humant leur tasse de thé en silence. Julien Drouin-Bouffard se lève. Il en impose, avec ses 6 pi 5 po. « On fait une petite méditation, tu peux te joindre à nous ! » Ce n’est pas la manière dont je pensais commencer l’entrevue, mais oui, bien sûr.

J’ai fait la route vers Saint-Pascal-de-Kamouraska pour rencontrer l’homme derrière l’entreprise Artisan du vivant, qui commercialise des thés québécois. Des thés québécois ? Ça se peut ? Comment ? Il allait me montrer ça, de la cueillette à la transformation. Mais ici, on vit au rythme de ce qui se présente à soi. Et Lydie Vachon est de passage dans la région, alors l’entrevue attendra un peu…

Lydie dirige des cercles de thé, en personne et en ligne. Aujourd’hui, elle a offert aux travailleurs de vivre le rituel chinois Gongfucha. Julien me tend une tasse du premier thé de framboisier de la saison, tandis que je me pose avec eux dans la chaleur écrasante de juillet.

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Lydie Vachon dirige des cercles de thé.

Lydie nous invite d’abord à sentir la boisson et à noter ce qu’elle évoque chez nous. Un aliment ? Un souvenir ? Une émotion ? Toute réponse est bonne. On s’attarde ensuite au goût du thé. Quelle est sa texture ? Où le ressent-on dans notre bouche ? Quel est l’effet du liquide sur notre gorge ? Comment son énergie se déploie-t-elle dans notre poitrine ?

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Du thé d’ici

Au fil de cette séance extrêmement apaisante, bien qu’accélérée (notre cérémonie d’une trentaine de minutes en dure habituellement plus de 90), j’apprends que pour les Chinois, un thé de qualité glisse vers la gorge sans effort, puis que son énergie bouge en nous, créant des liens entre la plante récoltée et notre organisme.

Lorsqu’on partage nos notes, on réalise que le framboisier nous a tous et toutes évoqué un enveloppement, une douceur et une ouverture du souffle… La plante nous a parlé de la même manière.

Sans vouloir brusquer les choses, je demande à Julien si on peut maintenant procéder à l’entrevue. Il me répond que oui, bientôt, mais qu’il doit d’abord coordonner les activités de l’après-midi. C’est que les thés de l’Artisan du vivant sont principalement faits à base d’épilobe, et la saison de la cueillette est courte : fin juin à fin juillet. Chaque jour, la météo, la main-d’œuvre disponible et l’état de la machinerie dictent ce qu’il sera possible d’accomplir ou non. On a beau avoir de grands plans, on ne contrôle pas grand-chose.

En quatre ans d’exploitation, c’est la première fois que Julien loue un local et qu’il utilise quelques machines. Avant, tout était fait à la main. Le paysan compte sur un employé à temps plein et deux cueilleurs à temps partiel. Le reste est exécuté par des gens qui viennent aider pour une journée ou plus, en échange de thé.

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L’épilobe, une plante bien locale

Les feuilles d’épilobe sont cueillies sur différents terrains, parfois privés et parfois publics. Pourquoi cette fleur et pas une autre ? « Parce qu’elle a tout pour elle, m’explique Julien Drouin-Bouffard. En théorie, je pourrais faire du thé avec n’importe quelle plante, mais toutes ne donneraient pas un goût si raffiné. C’est rond en bouche, doux et délicat. »

Mais ça ne contient ni théine ni caféine…

« C’est vrai ! Les puristes vont affirmer que c’est de la tisane et non du thé, poursuit l’entrepreneur… Une tisane, c’est une plante récoltée et séchée. Selon moi, ce qui fait le thé, c’est la transformation. Et l’épilobe rappelle vraiment le goût du thé d’Asie. »

(C’est effectivement à s’y méprendre.)

Du thé au goût d’autonomie alimentaire

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Julien Drouin-Bouffard s’intéresse à l’autonomie alimentaire.

Avant de parler de transformation, Julien est enfin prêt à me montrer la matière première. J’embarque dans sa voiture et, en route vers un champ d’épilobes, je sonde l’homme sur les motivations de ses activités, que d’aucuns trouveraient nichées.

« Depuis 15 ans, je m’intéresse à ce qu’on peut faire pour développer notre autonomie alimentaire. Comment réduire notre empreinte écologique et se connecter avec notre terroir ? Toute ma vie tourne autour de ça. »

Une vingtaine de minutes plus tard, je découvre une mer mauve et verte qui tangue au rythme du vent. De toute beauté.

  • Les feuilles d’épilobe offrent un goût raffiné, une fois séchées puis infusées.

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    Les feuilles d’épilobe offrent un goût raffiné, une fois séchées puis infusées.

  • La saison de la cueillette de l’épilobe est courte.

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    La saison de la cueillette de l’épilobe est courte.

  • Victor Cauvier-Castonguay aide à la production du thé.

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    Victor Cauvier-Castonguay aide à la production du thé.

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Noyé dans sa talle d’épilobes, Julien m’apprend que ce sont des herbacées communes abondantes dans plusieurs régions du Québec. Comme il n’en cueille que les feuilles, il n’abîme pas les fleurs.

J’en cueille aussi. C’est méditatif. (Mais ça l’est peut-être moins après trois jours au soleil à déjouer les moustiques.)

On étale ensuite notre récolte sur une couverture, que Julien devra ramener à la fabrique « au plus crisse, les fenêtres de l’auto ouvertes pour que ça ventile ». On repart tout en respectant les limites de vitesse.

Après la récolte vient le flétrissement. Cette étape peut durer entre 8 et 36 heures et permet aux feuilles de suffisamment ramollir pour être roulées sans se casser. C’est lors de l’oxydation que la magie opérera pour produire une boisson de type « thé noir ».

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Du thé local obtenu de feuilles d’épilobe

Julien me montre les paniers de bambou dans lesquels respirent des feuilles dont émane une délicieuse odeur de smoothie banane-kale (!). Il m’explique qu’elles sècheront ensuite à haute température dans un four ou à basse température sur des présentoirs.

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Des feuilles en processus de flétrissement

Le tout sera plus tard mis en sacs. Mais pour l’heure, ce qui compte, c’est de récolter autant que possible. Hier, Julien a fini de travailler à 1 h 30 du matin. Il espère produire 500 kg de thé cet été, soit trois fois plus que l’an dernier.

Je n’étais pas un grand consommateur, mais importer des aliments qui viennent de milliers de kilomètres, ce n’est pas dans mes valeurs. Je me suis donné la mission de vie d’aider à la transition collective.

Julien Drouin-Bouffard

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Les feuilles d’épilobe sont séchées et leur goût rappelle celui du thé noir.

D’ailleurs, une fois la récolte terminée, il offrira des ateliers à travers le Québec pour enseigner la production de thé à base de feuilles d’argousier (qui se congèlent) : « Je veux montrer aux amateurs comment faire du thé, pas juste le déguster. Ça te donne vraiment du pouvoir… »

Si j’aime toujours le Kamouraska, j’avoue que je l’aime encore plus quand il se fait un tantinet révolutionnaire.

Consultez le site d’Artisan du vivant Consultez le site de Lydie Vachon pour les cercles de thé