C’est Noël, en 2015. Julia, Marie et Alicia* sont en visite chez leur tante. Les trois sœurs apprennent que leur père, qui les a violentées toute leur jeunesse, a une nouvelle conjointe et une petite fille de 4 ans. C’est un choc.

Un an plus tard, elles reçoivent un message de la part de la mère de la fillette, sur les réseaux sociaux. Cette dernière, qui est très jeune, leur relate avoir perdu la garde de sa fille. La petite habite désormais seule avec son père.

« On s’est dit, OK, l’histoire se répète. La mère n’est plus là, il est seul avec sa fille. Nous, au moins, on était plusieurs. Elle, elle est complètement seule », raconte Marie. C’est ce qui a décidé les trois sœurs à faire ce qu’elles n’avaient jamais vraiment réussi à faire au cours de ces longues années.

Dénoncer.

Il a fallu un bon bout de temps avant qu’elles réussissent à entrer dans un poste de police. La police, la DPJ, l’école : tout ça, c’était « le système », leur martelait constamment leur père, un système à qui il ne fallait sous aucun prétexte révéler ce qui se passait à la maison.

Une de mes thérapies, c’était de faire confiance à la police. Parce que pour moi, c’était le système.

Alicia

« J’ai fait de la désensibilisation. Je suis d’abord allée près du poste. Je me suis stationnée devant. Et puis, j’ai réussi à entrer », raconte Alicia, la plus jeune des trois sœurs.

Julia et Alicia se sont rendues ensemble au poste, en ce jour de 2017. Marie n’était pas présente : elle habitait à l’extérieur du Québec. Mais elle avait assuré à ses sœurs qu’elle était aussi prête à témoigner. Julia, l’aînée, est celle qui avait subi les pires sévices. Des années d’agressions sexuelles courantes. À partir de l’âge de 6 ans, son père la couchait tous les soirs dans son lit. Elle avait subi des attouchements et des relations sexuelles complètes.

Leur mère, d’origine autochtone, avait quitté leur père alors que les filles étaient toutes jeunes. Elle était alors enceinte du petit frère, le dernier de la fratrie. Le père a eu recours à une ordonnance judiciaire pour aller chercher l’enfant, alors qu’il venait de naître, dans la réserve où vivait leur mère.

Des années plus tard, les filles ont revu leur mère, qui parlait à peine français. « Elle nous a dit que ses enfants lui ont été enlevés. Elle a essayé de nous retrouver. Ses frères ont essayé de nous trouver. Tous les liens ont été coupés. On a été enlevés à notre mère », raconte Alicia. Retrouver le père et ses enfants n’était pas chose facile : ils déménageaient régulièrement et l’homme s’assurait que son nom ne figurait jamais dans l’annuaire téléphonique.

« Des gens de la famille de notre mère nous ont raconté qu’ils ont eu une grosse chicane, ma mère était tannée de sa discipline. Mon père nous disait qu’elle était une autochtone alcoolique typique. Mais elle s’est plutôt rebellée contre l’emprise de mon père… », dit Marie.

Après le départ de leur mère, la violence s’est poursuivie dans la maison. Julia s’est retrouvée dans le lit de leur père. Les trois autres enfants étaient régulièrement battus.

Il y avait toujours quelqu’un en roulement qui se faisait battre dans la maison. Il y avait toujours quelqu’un qui pleurait dans un lit. Si on pleurait trop fort, il revenait nous battre.

Alicia

Leur père les battait à coups de poing sur le crâne, en évitant le plus possible de laisser des bleus sur leurs petits corps.

Alicia se souvient avec précision de la première fois qu’elle s’est fait battre. Elle avait 5 ans. « On voulait jouer avec un bateau dans le bain. Mon père était très fâché que je n’aie pas écouté les consignes. Il m’a pris par le bras, il m’a lancée sur le mur, il m’a donné des coups de poing, il m’a amenée en haut en me tirant les cheveux. Ça finissait toujours dans le lit. Il donne trois, quatre coups de poing à grande force sur la tête, sur les cheveux. J’ai des souvenirs que je pleurais une heure, deux heures. Moi, je me faisais battre aux trois jours. Mes sœurs, c’était aux deux jours, et mon frère, c’était tous les jours. »

Le père, qui vivait de l’aide sociale, embrigadait ses enfants dans des petits boulots au noir. « On mendiait, il nous faisait vendre du chocolat, il nous trouvait toujours des petites jobines. On assemblait des petites bouteilles de laboratoire. On en faisait des centaines. On était dans le salon et on faisait du travail à la chaîne », se souvient Alicia. La famille vivait également dans l’ombre de la secte des Enfants de Dieu, dont le père faisait partie depuis le milieu des années 1970. « Cette secte-là, c’était la base de notre enfance. Il nous drillait ça dans la tête, raconte Marie. Je fais encore des cauchemars d’Apocalypse. » Les leaders de ce groupe religieux ont été condamnés aux États-Unis dans les années 1980 pour inceste, incitation à la prostitution et pédophilie.

On faisait du porte-à-porte avec lui pour mendier parce que quand on sonnait aux portes, s’il y avait des enfants, c’était plus payant pour lui. Il nous mettait dans des portes de centres d’achat avec des pamphlets. J’avais tellement peur de voir des profs ou des gens que je connaissais…

Marie

C’est tout cela que Julia et Alicia ont raconté aux policiers en 2017. Ce récit a embrasé le poste de police. « Ça a été une bombe pour les policiers. Ils ont tout de suite appelé la DPJ. Ils étaient en mode urgence, il fallait trouver la petite fille. Ils ont beaucoup poussé pour aller la chercher de façon immédiate. On ne s’attendait pas à ça, raconte Alicia. On pensait qu’ils n’allaient pas nous croire. »

* Tous les prénoms que nous employons dans ce texte sont des noms d’emprunt, puisqu’une ordonnance de non-publication nous interdit de dévoiler la réelle identité de la fratrie, ainsi que celle de la demi-sœur, qui est toujours d’âge mineur.