Je suis allée voir Ru cette semaine, émouvante adaptation au cinéma du magnifique roman de Kim Thúy. Même s’il a adoré le livre, Sylvain Thibault hésite à aller voir le film. Ce n’est pas tant la peur que le film soit moins bon que le livre qui le retient. Plutôt la peur d’en ressortir le cœur brisé en pensant au décalage entre la belle histoire de Ru et la réalité du parrainage collectif des réfugiés aujourd’hui.

« J’ai l’impression que je vais ressortir du cinéma tellement peiné. » Peiné de voir qu’un programme d’engagement citoyen aussi remarquable, qui a donné de si beaux résultats, est aujourd’hui mis à mal. Peiné de constater que le vent d’entraide qui, à travers ce programme exemplaire, a fait du Québec ce qu’il est aujourd’hui affronte tant de vents contraires.

Le parrainage, Sylvain est tombé dedans quand il était jeune. Il avait 17 ans quand, un jour d’hiver, en 1980, sa famille a accueilli deux familles de réfugiés cambodgiens à Sherbrooke. « C’était une expérience d’accueil extraordinaire ! » Une histoire fabuleuse à l’image de celle de Kim Thúy, accueillie avec sa famille à Granby, en 1979, grâce à ce même programme de parrainage.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Sylvain Thibault

C’est cette expérience qui a donné envie à Sylvain de travailler dans le domaine de l’accueil des immigrants. C’est aussi cette expérience qui l’a incité, 40 ans plus tard, à suivre les traces de ses parents en devenant lui-même parrain.

Je me suis dit que c’était à mon tour. Je suis quand même privilégié dans la vie. Je voulais redonner…

Sylvain Thibault

Sylvain s’est ainsi joint à un chœur de 13 autres citoyens québécois engagés répartis dans trois groupes de parrainage. Il est notamment le représentant bénévole d’un groupe qui, depuis deux ans, tente en vain de parrainer le réfugié burundais Emmanuel Ndikuriyo et sa famille.

Malgré toute la volonté des parrains et des marraines d’honorer le rêve d’une famille éprouvée par la guerre, l’histoire de parrainage d’Emmanuel n’est pas aussi idyllique que dans Ru, observe Sylvain avec amertume. C’est jusqu’ici une histoire déchirante qui se bute à la froide bureaucratie du ministère québécois de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI).

« C’est la première et la dernière fois que je fais un parrainage. Et ça m’attriste énormément de dire ça. Parce que c’est un beau programme. Mais il est aujourd’hui dysfonctionnel et inhumain. Les délais n’ont aucun sens. »

PHOTO FOURNIE PAR EMMANUEL NDIKURIYO

Le réfugié burundais Emmanuel Ndikuriyo et sa famille attendent au camp de Nakivale, en Ouganda, de pouvoir recommencer leur vie au Québec par l’entremise du programme de parrainage collectif.

Emmanuel, avec qui j’ai pu m’entretenir cette semaine, vit dans le camp de réfugiés de Nakivale, en Ouganda, l’un des plus grands d’Afrique. Il a six frères et sœurs qui, comme lui, ont été forcés de quitter leur Burundi natal après l’assassinat de leurs deux parents, le 30 juin 2015. La plus vieille de ses sœurs avait alors 12 ans, la plus jeune, 4 ans. Comme lui, ses frères et sœurs ont tous un statut officiel de réfugiés reconnu par les Nations unies. Seul adulte de sa fratrie au moment de l’assassinat de ses parents, Emmanuel a dû, par la force des choses, veiller sur elle. « Je suis à la fois le grand frère et le père », me dit l’homme de 39 ans.

Les conditions de vie dans le camp de réfugiés sont pénibles, m’explique-t-il. Pour nourrir sa famille, Emmanuel loue à crédit une terre qu’il cultive. Il fait aussi des petits boulots à droite et à gauche. Mais il y a des jours où il ne trouve pas de travail et rentre à la maison les mains vides.

Ces jours-là, on ne mange pas ou on prend crédit à la boutique.

Emmanuel Ndikuriyo

Grâce à ses parrains et marraines du Québec, Emmanuel pourrait reconstruire une nouvelle vie moins rude ici. Mais pour lui donner accès à cet espoir, Québec lui demande d’abandonner ses six frères et sœurs, sous prétexte que leur situation ne tombe pas parfaitement dans les petites cases « Membre de la famille », « Enfant » ou « Enfant à charge » du MIFI qui rendraient possible leur parrainage.

« Je ne comprends pas », me dit Emmanuel, qui a jusqu’au 13 décembre pour prendre une décision. Si ses frères et sœurs biologiques dont il prend soin depuis qu’ils sont orphelins ne sont pas considérés comme sa famille, qu’est-ce donc qu’une famille ? demande-t-il.

« Je ne comprends pas », répète-t-il, l’air abattu.

Selon le MIFI, seuls les enfants biologiques ou adoptifs du réfugié parrainé rentrent dans les petites cases « Famille » du dossier de parrainage. Pourtant, dans les faits, considérant que les frères et sœurs en question dépendent, tant d’un point de vue émotif que financier, de leur grand frère depuis la mort de leurs parents dans un conflit armé, ils font partie intégrante de l’unité familiale et répondent à la définition de « personnes à charge de fait » selon les règlements d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC).

« Ces personnes doivent être incluses dans la demande de parrainage », indique très clairement le règlement fédéral régissant le programme de parrainage privé de réfugiés1. Une fois que le dossier d’Emmanuel aura eu le feu vert de Québec, il devra de toute façon obtenir une acceptation d’Ottawa – une deuxième étape longue et pénible qui peut prendre en moyenne 33 mois.

Pourquoi Québec n’en prend-il pas simplement acte au lieu d’imposer à Emmanuel un choix aussi inhumain ? Pourquoi affliger davantage des enfants orphelins ? Pourquoi empêcher des citoyens québécois accueillants de les accueillir ?

J’aurais bien aimé le savoir. Mais au moment d’écrire ces lignes, personne au MIFI n’avait encore répondu à mes questions.

Sylvain peine à comprendre lui aussi. « J’en ai vu, des histoires d’immigration. Mais celle-là, ça me réveille la nuit. Ça ne se peut pas que l’on en soit là ! Laisser six enfants dans un camp de réfugiés alors que nous, ici, on est prêts à les accueillir ! »

C’est d’autant plus incompréhensible que, comme en témoigne le film Ru, ça pourrait être une si belle histoire.

1. Consultez le règlement fédéral régissant le programme de parrainage privé de réfugiés