Février 2017. À 7 ans, la jeune Justine, la demi-sœur de Julia, Marie et Alicia, vient d’être retirée de chez son père. Motifs allégués par la DPJ : négligence sur le plan physique, de la santé, des méthodes éducatives déraisonnables et un risque sérieux de subir des gestes à caractère sexuel. Justine est placée pendant un peu plus d’un an.

Et puis, la cause se retrouve au tribunal de la jeunesse. Là-bas, malgré le témoignage de ses trois demi-sœurs sur la litanie d’horreurs subies durant leur enfance, le juge François Ste-Marie prend la décision de retourner la petite chez son père.

Pourtant, en mars de la même année, ce père a été formellement accusé de maltraitance sur ses quatre autres enfants. Dix chefs d’accusation, pour agression sexuelle et violence physique. Il est en attente de procès. La DPJ souhaite attendre l’issue de ce procès avant de retourner Justine chez son père. Mais le juge François Ste-Marie n’est pas de cet avis.

« Cet évènement ne pourrait justifier à lui seul la prolongation du placement de l’enfant », écrit-il dans son jugement rendu en septembre 2018. Lors de l’audition initiale, en 2017, les trois sœurs sont venues témoigner des éléments les plus troublants de leur enfance devant le juge.

Le tribunal a conclu ne pas avoir reçu de preuve prépondérante [voulant que] le père ait abusé sexuellement de sa fille alors qu’elle était mineure.

Extrait de la décision du juge François Ste-Marie

Bref, le témoignage des trois filles issues d’une première union n’a pas convaincu le juge que la sécurité de Justine était menacée. Ces témoignages, écrit-il, « sont de peu d’utilité pour déterminer les questions en litige », puisqu’ils « ne concernent pas la situation de l’enfant ».

« Au tribunal de la jeunesse, ça ne s’est pas bien passé, se rappelle la procureure Louise Blais, celle-là même qui a déposé les accusations criminelles contre le père. Les filles n’ont pas été crues. Elles n’étaient pas bien préparées, Alicia était enceinte de 38 semaines… »

« Le contre-interrogatoire le plus blessant est survenu en Chambre de la jeunesse, se souvient effectivement Alicia. Est-ce que c’est vraiment une bonne façon de faire avec des victimes ? »

Le résultat, c’est qu’entre 2018 et 2023, date où les trois sœurs obtiendront finalement un jugement de culpabilité contre leur père, leur demi-sœur a pu demeurer chez son père. Chez un homme qui sera finalement reconnu coupable de violences importantes et prolongées sur quatre autres enfants, dont des agressions sexuelles répétées sur l’une des filles.

En 2023, après que le père a été reconnu coupable, la jeune Justine dévoilera la situation qui avait réellement cours dans la maisonnée. « Son père pouvait crier après elle, la dénigrer, l’insulter, menacer de la frapper. Il parlait souvent en mal de sa mère. Son père l’isolait de la communauté en refusant qu’elle aille à l’extérieur ou qu’elle invite des amis », énumère le juge François Ste-Marie, toujours assigné au dossier. L’enfant, constate le magistrat, ne veut plus de contact avec son père. Elle est donc placée chez un membre de la famille maternelle.

La travailleuse sociale disait que quand elle est arrivée en famille d’accueil, elle avait des gales sur la tête. C’était un copier-coller de notre enfance. Et pourtant, notre père a réussi à s’acheter quelques années de plus avec elle !

Marie

En parallèle, leur père a effectivement tout fait pour prolonger les procédures judiciaires intentées par ses quatre enfants. Défendu par l’aide juridique, il a changé plusieurs fois d’avocat. « Il changeait d’avocat tout le temps. C’étaient des remises, le temps qu’il trouve un autre avocat, que celui-ci prenne connaissance du dossier… il y avait toujours des délais », raconte Marie. Leur père se décrit devant la juge comme un père aimant, un « papa gâteau », qui a tout au plus donné de petites tapes à ses enfants pour les discipliner.

Et puis, la catastrophe arrive. La juge qui préside le procès de la fratrie doit partir à la retraite. Le procès doit être repris, au complet, devant un nouveau magistrat. « Quand ils ont appelé pour nous dire qu’on recommençait à zéro, j’étais désespérée », se souvient Marie. « Si j’avais été toute seule là-dedans, jamais je ne l’aurais fait. On a survécu. Mais c’était tellement difficile », ajoute Alicia. Leurs témoignages, douloureux, doivent être repris devant le nouveau juge. C’est la troisième fois que Julia et Alicia doivent livrer leur histoire devant un tribunal.

« Il y a l’arrêt Jordan pour prévenir les trop longs délais pour les criminels, mais il n’y a aucune protection pour les victimes, souligne Alicia. Et on devrait en établir une. Il y aurait eu matière à regarder ça, examiner ses changements d’avocats. On n’était vraiment pas protégées. »

Et puis, le 7 février 2023, six ans après leurs dépositions initiales à la police, le jugement du juge Alexandre Dalmau tombe. Leur père est coupable. Il est condamné à 12 ans de pénitencier. Le père « décrit une vie de famille diamétralement opposée à celle que dépeignent ses enfants, souligne le juge Alexandre Dalmau. Le Tribunal ne croit pas l’accusé, et sa version ne soulève pas de doute raisonnable ».

La procureure Louise Blais, maintenant à la retraite, n’oubliera jamais ce jour-là. « Dans la salle, c’était quelque chose. Tout le monde pleurait », raconte-t-elle. « Il y a eu une phrase clé, qui montrait que le juge nous croyait. Le son de tout le monde dans la salle… ça a été comme un grand soupir de soulagement », se souvient Marie.

« On était trois petites filles, qui se sont tenues par la main, et qui ont été crues. »