Mettre la hache dans la taxe carbone : ce mantra, Pierre Poilievre le répète plus souvent que Justin Bieber ne chante le mot « baby » dans sa chanson Baby (« Baby, baby, baby oh ! Like baby, baby, baby no ! »). Le chef conservateur pourrait-il passer à l’action s’il est élu ? Si oui, quelles en seraient les conséquences ? En ce Jour de la Terre, j’ai voulu explorer ces questions.

Ambiguïté

Ce n’est pas parce qu’on répète quelque chose ad nauseam que c’est nécessairement clair, et Pierre Poilievre n’a jamais précisé ce qu’il veut dire exactement par abolir la taxe carbone. Cette appellation couvre en effet deux systèmes : l’un qui s’applique aux consommateurs et l’autre qui couvre l’industrie. « Pierre Poilievre a dit qu’il allait abolir la taxe pour les consommateurs, mais il a toujours refusé de dire ce qu’il ferait de la taxe pour l’industrie », souligne Keith Stewart, stratège senior chez Greenpeace. Mes propres demandes d’explications auprès du Parti conservateur sont restées vaines. Rappelons que ni la taxe fédérale pour les consommateurs ni celle pour l’industrie ne s’appliquent au Québec, qui possède son propre marché du carbone conjoint avec la Californie.

Une brique au lieu d’un mur

Mais Justin Trudeau n’a-t-il pas protégé la taxe carbone d’un éventuel changement de gouvernement ? J’étais sous cette impression depuis le budget fédéral de 2023. Le fédéral avait alors créé des « contrats sur différence pour le carbone ». L’idée : rassurer les entreprises qui craignent d’investir en vain dans leur décarbonation. Avec ces instruments, le fédéral vient leur garantir que la taxe sur le carbone atteindra 170 $ la tonne en 2030 comme prévu. À cette date, si la taxe est moindre ou est abolie, le fédéral s’engage à payer la différence à ceux qui ont réduit leurs émissions. L’objectif est double : créer un environnement d’affaires prévisible et propice aux projets de décarbonation et rendre l’abolition de la taxe carbone coûteuse pour un futur gouvernement. Mon estimé collègue Vincent Brousseau-Pouliot avait bien expliqué les rouages de ces outils1.

Le fédéral a consacré un budget de 7 milliards à ces ententes (qui ne coûteront pas un cent si la taxe carbone est maintenue). Le hic : pour l’instant, un seul contrat de 200 000 $ a été signé (avec l’entreprise albertaine de captage de carbone Entropy).

« Nous sommes convaincus que le Fonds de croissance du Canada […] conclura de nombreux autres accords de ce genre à court terme », m’assure Katherine Cuplinskas, attachée de presse de la ministre des Finances Chrystia Freeland.

Il faut le souhaiter. Car pour l’instant, le mur érigé par les libéraux pour protéger la taxe carbone ne compte qu’une seule brique. Précisons aussi que ce mur ne protégerait que le volet industriel de la taxe.

Un écueil juridique 

C’est du côté juridique que M. Poilievre pourrait frapper un véritable mur. Sébastien Jodoin est professeur à la faculté de droit de l’Université McGill et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les droits humains, la santé et l’environnement. Il est formel : l’abolition de la taxe carbone serait contestée en Cour. Des opposants pourraient notamment plaider qu’un tel recul nuit au droit à la vie, à la sécurité ou à l’égalité en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés.

L’expert estime que les chances de succès d’une telle contestation seraient plus élevées que l’inverse.

Ce qu’on voit des poursuites ailleurs dans le monde, c’est qu’il n’est pas toujours possible d’obliger le gouvernement à en faire plus pour le climat, mais il est souvent possible de l’empêcher de reculer.

Sébastien Jodoin, professeur à la faculté de droit de l’Université McGill

« On appelle ça le principe de non-rétrogression », explique M. Jodoin, citant des décisions aux Pays-Bas, en Allemagne, en Belgique, en France et en Suisse. Une poursuite semblable contre le gouvernement ontarien de Doug Ford suit son cours.

Le professeur Jodoin rappelle que la Cour suprême a permis au fédéral d’imposer une taxe sur le carbone partout au pays parce qu’elle jugeait que l’urgence climatique était une « grave menace pour l’avenir de l’humanité ». Rien n’est évidemment gagné, mais l’expert estimerait surprenant que le même tribunal autorise ensuite le retrait de cette taxe.

Le prix des tomates 

Pierre Poilievre affirme que la taxe carbone « fait grimper le coût de l’essence, de l’épicerie et du chauffage ». C’est exact.

Mais fidèle à son habitude, le chef conservateur exagère grandement.

« Nous avons 8000 personnes qui ont rejoint un groupe Facebook pour étudier comment elles peuvent se procurer un repas dans une poubelle après que les prix des denrées alimentaires ont augmenté plus rapidement que jamais au cours d’une génération, à cause de la taxe carbone que Trudeau impose sur les aliments », a-t-il écrit la semaine dernière dans un communiqué.

J’ai contacté Trevor Tombe, professeur d’économie à l’Université de Calgary. Il estime que la taxe carbone contribue pour 0,2 % à l’augmentation annuelle de l’indice des prix à la consommation. Pour la nourriture spécifiquement, le chiffre est de 0,1 %.

Il faut aussi rappeler que 90 % des revenus de la taxe fédérale sont retournés aux citoyens et que 80 % d’entre eux reçoivent plus qu’ils ne paient. Le retrait de la taxe aurait donc très peu d’impact sur le portefeuille de la vaste majorité des Canadiens.

Il faut reconnaître que ceux qui consomment beaucoup de produits pétroliers encaissent une facture salée. Cela avait amené le gouvernement Trudeau à faire une brèche dans sa propre taxe en exemptant les foyers qui chauffent au mazout – l’équivalent, à mon avis, de tirer dans ses propres buts en fournissant des arguments aux détracteurs de la taxe. Le gouvernement devrait plutôt tout faire pour offrir des solutions de rechange aux gens touchés.

Et le Québec ?

L’abolition de la taxe fédérale entraînerait-elle la chute du marché du carbone au Québec ?

« C’est certain qu’il y aurait des pressions internes au Québec pour assouplir les règles du système de plafonnement et d’échange », estime Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal. L’expert rappelle toutefois que le marché du carbone a été adopté au Québec en réaction à l’inaction fédérale et que tous les partis politiques représentés à l’Assemblée nationale le soutiennent. « Je ne crois pas qu’il y ait du capital politique à gagner en reculant sur ce front », dit-il.

Notons finalement que l’Europe s’apprête à imposer une taxe carbone à ses frontières aux produits qui ne font pas déjà l’objet d’une telle taxe. C’est loin d’être fait, mais des sénateurs américains réfléchissent à la même chose2. Cela compliquerait la tâche à Pierre Poilievre.

En bref : le chef conservateur peut bien promettre l’abolition de la taxe carbone, la réalité pourrait s’avérer plus compliquée s’il devient premier ministre.

1. Lisez l’éditorial « La taxe carbone est là pour de bon » 2. Lisez « The Bipartisan Road To A U.S. Carbon Border Tax » de Forbes (en anglais) Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue