J’ai commencé à lire des Calvin and Hobbes avec ma fille quand elle avait 9 ou 10 ans. Elle ne comprenait pas tout, je devais lui expliquer certains gags, mais la plupart d’entre eux nous ravissaient toutes les deux, avec leur parfait mélange de tendresse, d’intelligence et de pertinence.

Publiée quotidiennement de 1985 à 1995 dans de nombreux journaux, la petite bande dessinée de Bill Watterson mettait en scène un garçon de 6 ans à l’imagination suractive, Calvin, et son tigre en peluche, Hobbes, qui prend vie dès qu’ils sont seuls.

Ensemble, ils font des mauvais coups, embêtent la petite voisine, exaspèrent les parents de Calvin, s’insurgent contre l’indignité d’avoir à faire des devoirs et refont le monde. Ils s’aiment profondément et se posent de grandes questions existentielles allant de « qu’est-ce que la vraie bonté ? » à « quand les oiseaux rotent, est-ce que ça sent les vers de terre ? » en passant par « où penses-tu qu’on va quand on meurt ? » (la réponse : « je sais pas… en Alaska ? »). Watterson ratissait large, et ne nivelait jamais par le bas.

Il était, aussi, très préoccupé par l’avenir. On le sent un peu partout dans son œuvre, où l’émerveillement de l’enfance côtoie un pessimisme assumé face à un monde gangréné par la pollution, l’individualisme, la modernisation galopante, le capitalisme sauvage, la surconsommation et la culture de masse de la fin des années 1980 et du début des années 1990.

Dans une des bandes, on peut voir Calvin et Hobbes consulter un gros livre. Calvin demande : « Ça dit ici que la religion est l’opium du peuple… qu’est-ce que tu penses que ça veut dire ? » Dans la case suivante, c’est un petit téléviseur qui répond, pour lui-même : « … Ça veut dire que Karl Marx n’avait encore rien vu. »

J’ai résumé à ma fille l’idée de Marx à propos de la religion, qui selon lui servait entre autres à abrutir et bercer le peuple, le transformant en une masse docile et capable d’endurer bien plus que ce qu’elle devrait. Je lui ai demandé si elle voyait le lien avec la télé, elle a levé les yeux au ciel : bien sûr qu’elle voyait le lien, elle se faisait casser les oreilles quotidiennement à propos des écrans qui rendent légume. J’en ai rajouté une couche : « En plus, Watterson a écrit ça avant l’internet et les réseaux sociaux. »

« OK, alors lui non plus, y avait encore rien vu ! » Elle avait 9 ans, elle rigolait, c’était un beau cas d’arroseur arrosé, Watterson qui se moque d’un Marx dépassé et qui se retrouve complètement dépassé à son tour, 30 ans après avoir écrit son gag.

Mais je n’allais certainement pas la laisser s’en tirer comme ça, alors j’ai rajouté une autre couche, insistant sur le fait que les réseaux sociaux que n’avait pas prévus Watterson sont pires encore, nous donnant l’illusion que nous participons à la vie publique pendant qu’elle se déroule ailleurs, là où nous ne la cherchons plus.

Je n’ai jamais cessé de rajouter des couches, en fait, elles se succèdent au rythme des articles qui poppent à ce sujet, chaque semaine, unanimes : c’est une drogue dure et nocive, sans doute plus qu’on ne peut l’imaginer puisqu’on ne sait pas encore ce que deviendront demain les utilisateurs d’aujourd’hui.

Marx avait quelques millénaires derrière lui pour juger de l’effet de la religion sur les masses, alors que nous disposons d’à peine quelques décennies d’observation et de conclusions encore hâtives, terreau fertile pour la spéculation et les théories fumeuses, du genre : mais ça fait l’affaire de qui, tout ça ?

C’est une porte que je me retiens d’ouvrir devant une enfant encore influençable, mais au-delà des milliardaires de la tech et des publicitaires sans vergogne, il y a certainement quelqu’un, quelque part, qui se réjouit du fait qu’une partie appréciable de l’humanité a le nez rivé sur un écran. De là, il n’y a qu’un pas à faire pour s’enfoncer dans des marécages semi-conspi.

Mais quand même, on regarde ce qui s’est passé aux Philippines, où le fils d’un ancien dictateur s’est fait élire après une campagne menée en grande partie sur TikTok et on se dit : non, vraiment, Marx n’avait encore rien vu.

Alors on se réfugie dans des histoires où un petit garçon court avec un tigre en peluche, porté par la plume bienveillante d’un homme qui, malgré son angoisse face à l’avenir, ne pouvait s’empêcher de souhaiter le meilleur.

Dans la toute dernière bande qu’il a écrite, Calvin et Hobbes se promènent à l’extérieur, au tout début de l’année. Il a neigé, tout est blanc, et ils s’émerveillent de cette belle journée qui ressemble à une feuille vierge sur laquelle on peut encore tout écrire. Avant d’embarquer sur sa luge, Calvin dit à Hobbes : « C’est un monde magique, Hobbes, mon vieux copain. » Et il ajoute, alors qu’ils filent ensemble sur la neige : « Allons l’explorer. »

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue