Les sondages prédisent à Justin Trudeau une dégelée électorale contre les conservateurs de Pierre Poilievre.

M. Trudeau tire de l’arrière dans les sondages depuis un an et demi, et l’écart continue d’augmenter. Selon l’agrégateur de sondages 338Canada, les libéraux obtiennent 25 % des intentions de vote au pays, contre 41 % pour les conservateurs. Dans des élections, ces niveaux d’appuis se traduiraient par un gouvernement conservateur majoritaire avec 208 sièges, et seulement 64 sièges pour les libéraux.

Si M. Trudeau croisait le fer seulement avec Pierre Poilievre, ce serait une chose.

Mais il se bat aussi contre un redoutable adversaire qui a eu raison de tous ses prédécesseurs : le temps.

Je ne décortiquerai pas ici les bonnes et les mauvaises décisions du gouvernement Trudeau, et n’analyserai pas s’il mérite un nouveau mandat ou encore s’il doit céder sa place comme chef libéral.

Mais il faut rappeler une évidence qu’on oublie parfois, et qui montre l’ampleur du défi de M. Trudeau : comme premier ministre, il a atteint sa date naturelle de péremption. Comme un entraîneur de la LNH qui a perdu son vestiaire après trop d’années à tenter de motiver ses joueurs.

M. Trudeau est au pouvoir depuis un peu plus de huit ans.

Aucun premier ministre fédéral n’a remporté des élections après huit ans consécutifs au pouvoir… depuis William Lyon Mackenzie King à l’été 1945⁠1.

Ça fait presque 79 ans.

C’est Jean Chrétien qui détient le record post-Seconde Guerre mondiale : en 2000, il a remporté des élections fédérales sept ans et un mois après son entrée en fonction comme premier ministre. M. Chrétien disposait d’un énorme avantage que n’a pas Justin Trudeau : une droite divisée entre le Parti réformiste (devenu ensuite l’Alliance canadienne) et le Parti progressiste-conservateur.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

L’ancien premier ministre Jean Chrétien, en 2021

Aux États-Unis, où les présidents américains ne peuvent pas servir plus de deux mandats (huit ans), Justin Trudeau serait, à 52 ans, un très jeune retraité de la politique, un peu comme Barack Obama, forcé à la retraite à 55 ans.

Au Canada, où il n’y a pas de porte de sortie obligatoire, M. Trudeau, affaibli par l’usure du pouvoir, est un premier ministre très impopulaire.

« Il y a un coût à gouverner. On déçoit certaines personnes, on perd en popularité », dit Ruth Dassonneville, professeure de science politique à l’Université de Montréal.

Analysons certains facteurs qui expliquent cette usure du pouvoir.

Le principal : plus un gouvernement dure longtemps, plus il lui est difficile de proposer des solutions et d’incarner le changement désiré par beaucoup d’électeurs.

Les citoyens deviennent-ils aussi plus exigeants au fil des années ? Probablement. Plus un politicien est au pouvoir longtemps, plus on a sans doute tendance à lui faire porter le chapeau pour des problèmes qu’il ne contrôle pas.

M. Trudeau en est un bon exemple. Les deux principaux reproches faits à son gouvernement ? L’inflation et la crise du logement. Pour l’inflation, il n’est à peu près pas responsable de ce problème mondial et c’est à la Banque du Canada de le régler. Pour la crise du logement, le fédéral avait abandonné le financement de logement social et abordable dès la fin des années 1990, au nom de la lutte contre le déficit. Le gouvernement Trudeau a été le premier à y réallouer des fonds (trop modestes), mais on le blâme quand même…

Autre facteur qui pourrait même accentuer l’usure du pouvoir aujourd’hui : la surexposition des politiciens sur les réseaux sociaux et d’information en continu.

Des fois, je me demande si on ne consomme pas nos politiciens comme nos séries télé : en faisant du binge-watching. On enchaîne les épisodes plus rapidement, plus intensément, mais ça dure moins longtemps.

Le professeur de science politique Tom Flanagan est intrigué par cette théorie. « Je pense que l’intensité des médias modernes, en particulier des médias visuels comme la télé et l’internet, y est pour beaucoup », m’écrit par courriel le professeur émérite à l’Université de Calgary et l’un des mentors politiques de Stephen Harper.

Il n’y a pas si longtemps, un premier ministre pouvait disparaître de l’actualité pendant quelques jours, et personne ne le remarquait. « Dans le temps de Jean Chrétien, vous pouviez ne pas entendre parler du premier ministre pendant quelques jours, dit Alex Marland, professeur de science politique à l’Université Acadia, en Nouvelle-Écosse. Aujourd’hui, quand Justin Trudeau manque une période de questions aux Communes, Pierre Poilievre demande où il est. »

Tom Flanagan soumet une autre hypothèse intéressante : comme les gouvernements sont plus gros qu’avant, ils sont forcément davantage sujets à la critique. Les attentes sont plus grandes, les déceptions aussi.

Un phénomène répandu

Mince consolation pour Justin Trudeau : l’usure du pouvoir est une règle naturelle dans à peu près toutes les grandes démocraties du monde.

En France, les présidents peuvent seulement faire deux mandats. Parmi les trois derniers présidents, seul Emmanuel Macron a été réélu, et sa cote de popularité est passée de 45 % à son arrivée au pouvoir en 2017 à 25 % actuellement⁠2.

En Europe, une rare politicienne a réussi à échapper à l’usure du pouvoir : Angela Merkel, qui a remporté quatre élections consécutives en Allemagne (2005-2021). Après huit ans au pouvoir, Mme Merkel a gagné deux autres élections. C’est exceptionnel.

PHOTO MICHAEL KAPPELER, ARCHIVES REUTERS

L’ancienne chancelière allemande Angela Merkel

Mais revenons au Canada. Après leur sixième année au pouvoir, Justin Trudeau et Stephen Harper avaient un taux de popularité similaire, selon les données de la firme de sondages Abacus. Sauf que le déclin de M. Trudeau depuis deux ans est plus brutal.

« Je ne pense pas que M. Harper était aussi populaire au début de son mandat, dit David Coletto, PDG d’Abacus. M. Trudeau voit sa popularité décliner en raison du temps et de circonstances économiques difficiles. Il n’est pas le seul leader dans cette situation. Joe Biden et les conservateurs en Grande-Bretagne éprouvent aussi des difficultés. » Le déclin de la popularité de M. Trudeau est aussi amorcé depuis quelques années, les libéraux ayant obtenu moins de votes au total que les conservateurs lors des deux dernières élections (2019 et 2021).

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

L’ancien premier ministre Jean Charest, en 2022

Au Québec, depuis la Révolution tranquille, aucun premier ministre n’a remporté d’élections après six ans au pouvoir. Le détenteur du record durant cette période : Jean Charest a été réélu après cinq ans et demi au pouvoir, en 2008. François Legault arrive à la marque des cinq ans et demi, et voyez ce qui lui arrive dans les sondages.

Qu’on se comprenne bien : c’est parfaitement normal et sain pour les électeurs de vouloir changer de gouvernement. Ce n’est bon pour personne qu’un parti reste au pouvoir indéfiniment.

Avoir plusieurs options crédibles pour former un gouvernement est essentiel dans une démocratie en pleine santé.

C’est justement ce qui m’inquiète au fédéral : la seule solution de rechange pour former un gouvernement au fédéral, le Parti conservateur de Pierre Poilievre, est très, très à droite. Beaucoup plus que la grande majorité des Canadiens. L’écart idéologique est encore plus grand au Québec.

L’autre option qui s’offre à la population, c’est de réélire un premier ministre dont la date de péremption naturelle est dépassée. Selon les sondages, ça a très peu de chances de se produire. Ce serait un revirement politique spectaculaire. Et la première fois en 80 ans où un premier ministre fédéral vaincrait l’usure du pouvoir à un stade aussi avancé.

1. Les libéraux ont remporté des élections après huit ans au pouvoir à quelques reprises, mais en changeant de chef (les deux mandats de Louis St-Laurent, qui succédait à Mackenzie King, en 1949 et en 1953, les trois mandats de Pierre Trudeau, qui succédait à Lester B. Pearson, dans les années 1970, et le mandat de Paul Martin, qui succédait à Jean Chrétien, en 2004). Pierre Trudeau a fait quatre mandats, mais il a été battu après son troisième mandat en 1979, avant d’être réélu en 1980.

2. Selon les sondages de la firme Elabe pour Les Échos. Ne comparez pas cette cote de popularité avec celles de M. Harper et de M. Trudeau, car elle est mesurée différemment.

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    Au Canada, rares sont les premiers ministres qui font trois mandats consécutifs. Depuis les années 1950, il y en a eu cinq : John Diefenbaker (1957-1963), Pierre Trudeau (1968-1979), Jean Chrétien (1993-2000), Stephen Harper (2006-2015) et Justin Trudeau (depuis 2015).