Dans la nuit de dimanche, une fusillade meurtrière a encore éclaté dans le secteur de La Petite-Bourgogne. Au pied d'un HLM, juste en face de l'ancienne demeure de la gouverneure générale Michaëlle Jean, un homme est tué, un autre blessé. La plus chanceuse des deux victimes ne dénoncera pas son agresseur.

Il y a un an et demi, j'ai été la victime indirecte d'une de ces tentatives de meurtre. En plein jour, dans mon parc, j'ai entendu quatre coups de feu. Des coups de feu secs comme des pétards. J'ai relevé la tête pour voir le suspect. Il tenait une arme dans sa main qu'il pointait banalement vers celui que les journaux ont désigné comme victime le lendemain. L'adolescent continuait de tirer. Après avoir été atteinte par des projectiles, la victime a traversé la rue tout bonnement, tandis que sur le terrain de soccer du parc Campbell, on continuait de compter des buts.

J'ai crié à des gamins de me suivre. Je voulais les mettre à l'abri, mais je ne pensais pas à protéger leurs émotions. Ai-je bien vu ce que j'ai vu? Ce sont bien des coups de feu? Je parlais à voix haute. Les enfants inquiets se sont éloignés de la scène. Au téléphone avec les flics, on m'a posé des questions auxquelles je ne savais répondre. Un homme m'a regardé avec une lueur étrange au fond des yeux. Il m'a dit de raccrocher. Aujourd'hui, je me demande s'il était des leurs...

Tandis que l'ambulance emmenait la victime à l'hôpital, je suis retournée sur les lieux du crime pour indiquer aux policiers où chercher les douilles. Et puis j'ai réalisé qu'il valait mieux faire comme les autres, me la fermer. Une flic m'a demandé de faire une déposition, elle voulait que des inspecteurs passent chez moi. Non! Pas question qu'une bagnole de «boeufs» se plante devant ma maison dans ce quartier où le beau-frère du tireur est peut-être mon voisin. J'ai décidé d'aller au poste moi-même.

J'ai raconté ce que j'ai vu aux policiers. La victime connaissait l'agresseur, son body language était évident. Malgré les six projectiles qu'elle a reçus, la victime s'est éloignée simplement. Les balles qui rebondissent dans le secteur ne vous empêchent pas de marcher quelques minutes avant de vous effondrer.

En quittant le poste de police, j'ai jeté mon chandail de laine dans une poubelle. Je ne voulais pas être reconnu. C'est que je suis caucasienne, la minorité visible ici, c'est moi. Pourquoi diable m'en suis-je mêlée? Car comme il est d'usage dans le quartier, la victime (qui n'est pas morte) n'a pas porté plainte contre son agresseur. Alors la personne en danger maintenant, c'est celle qui peut identifier l'assassin. J'aimerais tant qu'il sache que je ne peux pas le reconnaître parce qu'il ressemble à tous les autres adolescents qui traînent dans le quadrilatère.

Cet événement m'a déstabilisé. J'ai perdu mon sentiment de sécurité dans ce parc et je ne parviens pas à le retrouver. Chez CAVACS, on m'a expliqué tous les symptômes qui accompagnent le trouble de stress post-traumatique. C'est bien ce que mon corps ressent.

Je ne me promène plus dans mon quartier. Mes perceptions sont trop aiguisées. Comme dans un film d'action, pendant la seconde où le feu passe du jaune au rouge, je devine la taille des chaussures de l'homme planté de l'autre côté de la rue et ma vision périphérique m'indique qu'au même moment, une femme rentre chez elle alors qu'un avion surplombe le ciel bleu de Montréal. Bleu comme les foulards que portent fièrement quelques jeunes dans mon secteur... Ici, le sentiment d'appartenance est fort. Ici, on ne dénonce même pas nos agresseurs.

Ça fait 12 ans que j'habite la Petite-Bourgogne. Mon loyer est abordable et j'y suis bien. Mais les rues de mon quartier sont maintenant assombries par le sang qui s'accumule entre les artères principales. J'ai l'impression de vivre dans un jeu vidéo où l'on choisit premièrement la couleur de notre bonhomme, on sélectionne ensuite ses vêtements, on choisit ses armes et puis on tire. Au passage, on récolte des honneurs que je ne comprends pas.

L'auteure habite le quartier de la Petite-Bourgogne depuis 12 ans. Nous avons accepté de ne pas dévoiler son identité.