Bien qu'ils aient comme ancêtres les assemblées contradictoires d'antan, les débats des chefs de ce soir et de demain ne leur ressembleront guère. Les auditeurs seront confortablement assis dans le salon familial, au lieu de s'entasser autour d'une estrade dressée dans un décor champêtre ou sur une place publique. Les débatteurs, portant vestons et cravates bon chic bon genre, s'assoiront sagement côte à côte devant une table au lieu de déambuler de long en large sur une tribune de madriers, comme les anciens orateurs, en «bras de chemise» et bretelles découvertes, gesticulant et défiant leurs adversaires, parfois même physiquement. Le premier ministre et les autres candidats feront assaut de courtoisie, conversant avec politesse et évitant les excès de langage, contrairement au parler cru et dru de leurs prédécesseurs qui faisaient porter leur voix de stentor jusqu'aux derniers rangs de foules tumultueuses.

Bref, même télédiffusés sur des écrans HD multicolores, les débats de cette semaine seront de bien pâles versions des spectacles hauts en couleur offerts avec une frugalité totale de moyens par les affrontements oratoires d'autrefois.

Par comparaison, quand on pense à l'investissement en moyens techniques, temps et argent que requièrent les débats d'aujourd'hui, on peut se demander s'ils en valent la peine. Sans poser à l'expert, je pense à mes propres expériences, ayant participé à trois débats des chefs (deux fois en français, une fois en anglais, aux niveaux fédéral et du Québec), en plus d'avoir contribué à la préparation de trois autres.

Je le dirai sans détour, ces débats (les miens compris) sont rarement à la hauteur des confrontations dramatiques que les médias, avec un oeil sur les cotes d'écoute anticipées, se plaisent à magnifier. Ils sont trop léchés, axés sur l'image («n'oubliez pas de sourire», «regardez la caméra», etc.) et sur les détails qui passionnent les spécialistes des effets télévisuels.

Conseiller à l'habillage

Je me rappelle que, la première fois, on m'avait fait engager un conseiller à l'habillage qui avait passé des heures à choisir les complets et chemises appropriés, toujours bleus, de toute façon. La cravate, elle, donna lieu à plus de tergiversations: pas trop rayée, pas trop pâle, pas trop unie, pas assez de ceci, pas assez de cela

Lisant le lendemain les sondages d'évaluation, je vis avec plaisir qu'ils concluaient généralement que j'avais remporté ce débat. Avec une sourdine, toutefois: la cravate, stigmatisée par l'auteur d'une chronique qui ne l'avait pas, mais alors vraiment pas aimée!

Pourquoi les débats sombrent-ils si souvent dans l'insignifiance et l'ennui? Deux raisons parmi d'autres: la bienséance imposée par le petit écran et le casse-tête du format.

Convenons qu'il serait par trop dérangeant de voir apparaître à la télé, c'est-à-dire, dans l'intimité de notre salon, un énergumène qui s'escrimerait et s'époumonerait en hurlant. D'où le ton de la conversation, qui peut cependant devenir dangereusement somnifère, à 9h ou 10h du soir, après une dure journée de travail. Sans compter l'exigence de l'apparence télégénique du candidat, un attribut physique dont l'absence aurait probablement exclu de la vie politique un personnage aussi fruste, aussi efflanqué, aussi affreusement anti-télégénique qu'Abraham Lincoln, le libérateur de ses compatriotes noirs. Un bellâtre «dont les traits captent bien la lumière» aurait-il eu sa grandeur d'âme et son courage?

Pour le format, il n'y a véritablement rien à faire, à partir du moment où la diversité des partis oblige à encombrer la tribune de cinq participants. C'est la cacophonie assurée, les dialogues en porte-à-faux, les échanges en silo, la langue de bois multipliée par cinq, avec, si je réfère à mes modestes connaissances du calcul des probabilités, pas moins de 10 combinaisons possibles de duos d'échanges. Tout est mis en place pour proscrire la vivacité et l'intérêt que seuls pourraient produire l'enchaînement des répliques, la spontanéité des réactions et la manifestation d'émotions non simulées, en un mot, un authentique face à face. ()

Dénouements hollywoodiens recherchés

() Je plains sincèrement les cinq chefs qui, enfermés dans leur pentagone, chercheront désespérément à administrer le coup de grâce. Ces dénouements hollywoodiens sont très rares. Comme exemples de coups qui envoient un adversaire au plancher, on ne compte guère, au Canada, que l'uppercut asséné par Brian Mulroney à John Turner en 1984 («Vous aviez le choix, vous pouviez dire non») et, aux États-Unis, le «There you go again» de Ronald Reagan, servi en 1980 à Jimmy Carter, le «Where's the beef?» de Walter Mondale, adressé en 1984 à Gary Hart et le «You're no Jack Kennedy» de Lloyd Bentsen, administré en 1988 à Dan Quayle. Les vis-à-vis musclés ne sont à vrai dire possibles que dans un affrontement à deux. L'illustration la plus éloquente en a été donnée l'an dernier par le débat Nicolas Sarkozy/Ségolène Royal.

Un autre motif de la sympathie que m'inspirent les protagonistes de cette semaine, c'est le stress avec lequel ils doivent présentement vivre, harcelés par des conseillers survoltés, soumis à des simulations éprouvantes, voire humiliantes, où ils sont bombardés de questions agressives, de rappels de leurs erreurs passées et des déclarations incohérentes et ridicules qu'ils aimeraient avoir enterrées à jamais.

Depuis plusieurs jours, à travers discours, poignées de main, conférences de presse et déplacements incessants, ils planchent sur d'énormes cahiers à anneaux bourrés de statistiques et de résumés portant sur tous les sujets. Il y aussi les textes et données à mémoriser, les attaques et ripostes à prévoir et, s'il reste du temps, la nécessité de se jeter dans un lit pour y sombrer quelques heures dans un sommeil peuplé d'adversaires déchaînés qui leur lancent des flèches assassines à la Mulroney, Reagan, Mondale et Bentsen.

Le résultat: pour l'essentiel, pas grand-chose en l'absence de knock-out, étant donné que les électeurs ont tendance à évaluer les performances des chefs selon leurs préférences antérieures.

Cela dit, je regarderai les débats et n'en perdrai pas un moment. Bonne chance aux cinq protagonistes et attention à la cravate, pour ceux qui la porteront.

L'auteur a été premier ministre du Québec de 1996 à 2001.