La semaine dernière, l'on apprenait que plusieurs journalistes avaient été l'objet de surveillance policière. Bien que l'on ait évoqué la question d'abus de confiance, cette immixtion dans la vie privée de journalistes - dont l'activité est constitutionnellement garantie - visait essentiellement à identifier la présumée source de fuites de renseignements en vue de prendre des mesures disciplinaires contre des membres de corps policiers. Aucun acte de mise en accusation n'a été déposé, contre quiconque, à la suite de ces multiples actions de surveillance subreptice.

Trois questions se posent en ce qui concerne la légalité de ces actions. La première concerne l'indépendance de la police ; la seconde, celle de savoir s'il y a eu ingérence de la part des titulaires du pouvoir exécutif et, en troisième lieu, s'il y a eu ingérence, quelles sont les voies de droit ouvertes aux personnes en ayant été l'objet ?

L'INDÉPENDANCE DE LA POLICE

L'une des questions les plus fondamentales en droit constitutionnel relativement à l'activité policière concerne l'indépendance de la police par rapport aux titulaires du pouvoir exécutif. Depuis le XVIIIe siècle, le droit anglo-canadien reconnaît que le pouvoir de la police découle de la loi, sans qu'il soit nécessaire, contrairement aux pouvoirs de tout autre fonctionnaire de l'État, qu'il y ait une délégation de pouvoirs.

Bien qu'il puisse y avoir des divergences d'opinions au sujet de l'étendue de ces pouvoirs, un fait demeure : nul ne saurait contester l'indépendance de la police et le fait que les policiers ne doivent répondre qu'à la loi.

Ce principe a été consacré en Angleterre dès 1771, mais l'arrêt de principe moderne est celui que lord Denning a rendu dans l'affaire R. c. Metropolitan Police Comr., Ex parte Blackburn (1968). La Cour suprême du Canada a adopté ce principe dans l'arrêt Campbell (1999), dans lequel elle s'exprimait ainsi : « Bien qu'à certaines fins, le commissaire de la GRC rende compte au solliciteur général, il ne faut pas le considérer comme un préposé ou un mandataire du gouvernement lorsqu'il effectue des enquêtes criminelles. Le commissaire n'est soumis à aucune directive politique. Comme tout autre agent de police dans la même situation, il est redevable devant la loi et, sans aucun doute, devant sa conscience. »

Y A-T-IL EU INGÉRENCE ?

Il y a eu plusieurs actions, tant de la part du l'ex-ministre de la Sécurité publique Stéphane Bergeron que de la part du maire de Montréal, Denis Coderre, qui sont susceptibles de soulever des questions. Attardons-nous plus particulièrement sur les gestes faits par ce dernier pour illustrer notre propos.

Pour la deuxième fois en peu de temps - la première fois était en réaction de la décision de la Cour supérieure qui avait renversé sa décision d'interdire l'activité des caléchiers dans le Vieux-Montréal -, le maire Coderre fait référence à la « société de droit » pour justifier la décision du SPVM d'épier des journalistes. « Les policiers, dit-il, ont décidé de mener une enquête pour découvrir qui commettait de tels abus qui menacent notre société de droit. »

Le même principe s'applique à sa décision d'imposer des quotas, ou, encore, pour reprendre l'euphémisme de Monsieur le Maire, des « objectifs de rendement » en matière de contravention au Code de la sécurité routière. Ici encore, M. Coderre agit sans droit et sans autorité. Cette décision porte atteinte aux principes constitutionnels les plus élémentaires, et elle est en porte-à-faux avec ce qu'il appelle lui-même « la société de droit ».

Ces notions juridiques de primauté du droit (notion fondamentale du droit constitutionnel anglo-canadien) ou, encore, celle d'État de droit (le Rechtsstaat, une notion empruntée à la jurisprudence allemande, mais depuis largement répandue) signifient essentiellement que l'État est fondé sur le respect des droits. La primauté du droit ou l'État de droit - notions adoptées dans la quasi-totalité des pays et dans toutes les traditions juridiques de la planète bleue - s'opposent à l'exercice arbitraire des pouvoirs de l'État. Ils sont donc étroitement liés à la hiérarchie des normes juridiques, à la séparation des pouvoirs et au respect des droits et libertés fondamentaux.

Un individu respectueux de la notion d'État de droit reconnaît la préséance de la Charte et respecte la séparation des pouvoirs, dont notamment l'indépendance de la magistrature et l'indépendance de la police. Peut-on affirmer, comme Monsieur le Maire le dit, qu'il a respecté la « société de droit » ? Nous y reviendrons demain.

* Alain-Robert Nadeau est l'auteur de plus de 20 ouvrages en droit constitutionnel et en droit policier, notamment Vie privée et droit fondamentaux, Propos sur la justice, Droit policier fédéral et Droit policier québécois, ce dernier étant publié chaque année.