Je suis assise au premier rang avec un groupe de mères dont les enfants ont des besoins particuliers. Tout d'un coup, notre coeur s'arrête, nous baissons la tête, les yeux pleins d'eau. Le conférencier vient de dévoiler notre honteux secret.

L'homme en costard cravate nous explique que ce qui l'a inspiré à créer des emplois pour adultes ayant des déficiences sont les nuits blanches qu'il a passées à s'inquiéter de l'avenir de son fils autiste.

Pendant des années, il avait lutté contre l'insomnie, inquiet du sort qui serait réservé à son fils lorsque lui, le conférencier, son père, serait mort.

Dans les moments de désespoir, il implorait les dieux de le laisser vivre seulement un jour de plus que son enfant.

Dans nos nombreux moments de pessimisme, « faites que je vive un jour de plus » est le mantra secret de nombreux parents d'enfants ayant des besoins particuliers au Québec.

Il ne s'agit pas ici d'une référence obscure à l'euthanasie. Il s'agit d'expliquer le raisonnement à la fois désespéré et magique de parents aimants qui n'ont aucune raison de croire que leur enfant sera pris en charge une fois qu'ils ne seront plus de ce monde.

Considérant que les services offerts aux personnes souffrant de déficience intellectuelle au Québec ne cessent de se détériorer, je ne vois aucune autre possibilité que d'implorer mon Dieu inexistant d'intervenir et de me permettre de vivre un seul jour de plus que mon enfant.

Oui, c'est choquant.

Mais si vous saviez tout ce que je sais, vous ne me jugeriez pas aussi durement.

DES PORTES SE FERMENT

Malgré les déclarations du gouvernement libéral voulant que les services ne soient pas réduits, les personnes les plus vulnérables de notre société, c'est-à-dire les adultes avec des handicaps intellectuels et requérant des soins particuliers, ont vu encore cette année des centres résidentiels fermer leurs portes.

Les promesses du gouvernement d'investir des fonds publics dans la rénovation du pavillon Sainte-Marie, dans les Laurentides, se sont envolées. Les 70 résidants seront finalement relogés, souvent dans des résidences privées inadaptées telles que des résidences pour personnes âgées.

D'autres seront relogés dans des « ressources intermédiaires » qui hébergent généralement moins de 10 personnes et dont les employés ne sont pas toujours formés, ni outillés pour prendre soin de résidants ayant des déficiences intellectuelles ou de l'autisme.

En raison des coupes importantes dans les services sociaux, la surveillance et le suivi de ces établissements par des professionnels qualifiés deviennent des missions impossibles.

Le gouvernement a aussi considérablement réduit le financement de ces résidences privées, mettant en danger leur survie même. L'été dernier, le réseau public de réadaptation en déficience intellectuelle et en troubles envahissants du développement de Montréal (CDRITED de Montréal) a appris qu'il devait fermer 11 de ses 23 établissements offrant des services spécialisés, et transférer ses patients à des résidences privées -  c'est-à-dire ces résidences mêmes qui ont vu leur budget considérablement réduit.

UNE CAUSE QUI N'A PAS LA COTE

Et l'anéantissement des services offerts aux personnes ayant des besoins particuliers ne ralentit pas. Pour des raisons évidentes, les personnes ayant des déficiences intellectuelles peuvent difficilement défendre leurs droits elles-mêmes. Les membres de leur famille sont souvent exténués et ne peuvent pas se mobiliser aisément. La cause des personnes souffrant de handicaps intellectuels n'a pas la même cote auprès des médias que les causes politiques ou environnementales. Les étudiants ne descendront pas dans les rues pour défendre les intérêts de ces personnes, même si l'injustice est scandaleuse.

Au cours de la dernière décennie, le Québec a discrètement, mais continuellement sous-financé et marginalisé à la fois l'Office des personnes handicapées du Québec et la Commission des droits de la personne du Québec, les deux organismes qui sont censés être les chiens de garde des droits des personnes les plus vulnérables.

Les groupes communautaires sont également sous-financés. Ils doivent désormais consacrer leurs efforts à remplir des demandes de financement pour assurer le maintien d'employés embauchés exclusivement pour remplir des demandes de financement. J'exagère à peine. Très peu de ces groupes communautaires ont les ressources suffisantes pour faire du lobbyisme efficace, et encore moins pour mener les combats juridiques nécessaires.

Quand mon fils a eu 10 ans et qu'il est devenu évident qu'il ne serait jamais autonome, mon conjoint et moi avons commencé nos recherches pour tenter de planifier son existence post-parents.

Prendre soin d'un enfant qui a les difficultés de notre fils est un défi de tous les jours. Cela bouleverserait complètement la vie de n'importe quelle famille.

Il nous est donc impossible d'envisager de demander à quiconque, ni ami ni famille, de prendre la relève après notre décès.

Nous avons besoin de services publics réglementés et de qualité.

Notre fils ne peut ni parler ni se défendre lui-même. Dans la situation actuelle, nous n'avons aucune raison d'être rassurés et de croire qu'il sera traité humainement et dignement après notre départ.

Tant qu'il n'y aura pas un changement radical des services offerts aux personnes handicapées au Québec, je continuerai donc de réciter ma prière pathétique de mère désespérée : mon Dieu, faites que je vive un jour de plus que lui.

*Traduit de l'anglais par Rasha Hojeige