L'affaire Aaron Driver souligne à nouveau les difficultés de la lutte contre la radicalisation. En un an, Driver est passé d'un discours radical soutenant les objectifs du groupe État islamique (EI) à l'action violente en planifiant une attaque à la bombe. Avec l'issue que l'on connaît. Quelles leçons tirer de cette nouvelle tragédie ?

Malgré les moyens consacrés à la lutte antiterroriste, les actions de la police et de la justice demeurent limitées. La police travaille selon une logique réactive (arrêter un criminel) et non préventive (prévenir la criminalisation d'un individu). C'est pourquoi la GRC s'est empêtrée dans un scénario piège contre deux ex-toxicomanes en Colombie-Britannique, alors que Driver a été délaissé après qu'on a conclu qu'aucune accusation solide ne pouvait être portée contre lui.

Sur le plan judiciaire, l'engagement à ne pas troubler l'ordre public a montré ses limites. Driver a obtenu que son obligation de thérapie soit abandonnée. Même si l'on peut douter d'une telle thérapie, la logique du juge, non contestée par la Couronne, a de quoi étonner : le terrorisme est idéologique, donc une intervention allant à son encontre est une atteinte à la liberté de pensée ! Doit-on aller plus loin dans la judiciarisation des dossiers de radicalisation ? Rien ne démontre que la prison déradicalise, au contraire. Nous touchons probablement la limite de ce que le droit criminel et ses institutions peuvent produire.

La procédure utilisée contre Driver a permis de le localiser et de l'arrêter in extremis, mais c'est miser beaucoup sur la chance. Aurait-on pu le surveiller de plus près ? Nous ne saurons jamais comment la GRC a choisi de gérer ce cas au quotidien. 

Mais une chose est certaine : la plupart des attentats et tentatives récentes au Canada et ailleurs montrent que l'augmentation exponentielle des sommes consacrées à la surveillance policière se rapproche du rendement nul. 

S'il faut prévenir le terrorisme, c'est en amont et indépendamment de ces institutions. Or, comme la plupart des autres pays, le Canada continue de consacrer une portion microscopique de ses investissements en sécurité à la prévention.

La question la plus pressante semble être celle de la « dé-radicalisation ». L'enjeu est d'autant plus crucial qu'il concerne des jeunes, notamment ceux qui sont tentés par les zones de combats. Le cas de Driver, dont le père semble avoir multiplié les démarches, confirme le besoin urgent de ce type d'intervention. On vise un désengagement ou non-engagement, c'est-à-dire le renoncement ou le rejet de la violence, qui n'implique pas nécessairement un changement d'idéologie. Au Canada, les initiatives de dé-radicalisation sont lacunaires, qu'il s'agisse de suivi psychologique des radicalisés ou d'accompagnement des familles. Il est vrai qu'il existe peu de modèles de succès documentés. Il est néanmoins urgent d'accroître les efforts en confiant cette responsabilité à des structures compétentes, avec des objectifs clairs, des mesures de résultats crédibles et une reddition de comptes.

En second lieu, il faut prévenir la contagion des idéologies extrémistes violentes en s'engageant sur le terrain sociopolitique. Problème : le « radical » n'est pas nécessairement très différent d'une personne un tant soit peu politisée. Il peut être horrifié par les atrocités d'un conflit, blâmer un système politique et estimer que le recours à la violence est légitime. Bien sûr, l'intensité avec laquelle il vit cette situation est modulée par des facteurs individuels et sociaux propres. La propagande de l'EI est ainsi particulièrement efficace auprès de désoeuvrés, de laissés pour compte, de gens en phase de désorganisation ou de jeunes en crise d'adolescence.

La clientèle cible reste toutefois large et il est impossible de cibler des profils plus « à risque ». La prévention exige donc d'engager le dialogue avec tous les jeunes. Il convient de renforcer leur esprit critique, déconstruire les discours manipulateurs et valoriser des solutions de rechange à la violence où la radicalité peut s'exprimer (politique, militantisme, arts, sport). Parallèlement, il faut mobiliser et outiller l'ensemble des acteurs sociaux, notamment les milieux éducatif et communautaire, ainsi que les familles. Il faut aussi adopter une stratégie collective, qui inclut les médias, de contre-discours à la propagande radicale. Ce n'est qu'au prix d'une telle mobilisation globale et d'un investissement significatif que nous pourrons à terme enrayer la radicalisation. Le cas de Driver montre qu'il est temps de passer à la vitesse supérieure. Et nous n'avons rien à perdre à emprunter la seule avenue qui ne l'ait pas été jusque là.