La promotion de « l'ambition au féminin » a la cote. Stages de mentorat, conférences, réseautage, slogans motivateurs, les initiatives sont nombreuses pour inciter les femmes à prendre leur place dans les milieux professionnels.

Pour en finir avec le fameux plafond de verre, mesdames, il faut imposer votre présence ! « Lean in », pour citer la formule consacrée par Sheryl Sandberg, la numéro deux de Facebook. Si vous voulez atteindre les plus hauts postes, vous devez d'abord changer votre attitude. Foncez. N'hésitez pas et ne vous se sentez jamais coupable. Reprenant une expression relayée dans un article sur l'ambition féminine paru récemment dans ce journal : devenez « PDG de votre propre vie ».

Cette philosophie, qui utilise le langage de la gestion et de la gouvernance entrepreneuriale, postule aussi que le jour où les femmes auront taillé leur place au sein des lieux de pouvoir, l'égalité des sexes se portera naturellement mieux, dans l'ensemble de la société.

Il est vrai que les femmes, vu l'expérience qu'elles ont pu faire du sexisme ou des discriminations liées à leur sexe, tendent à avoir des sensibilités différentes. Si elles atteignaient davantage les postes où se concentrent pouvoir, argent et prestige, les façons de faire s'en trouveraient peut-être transformées. On accorderait sans doute plus d'importance à certains enjeux auxquels sont confrontées les femmes dans leur milieu professionnel. La conciliation travail-famille ou le harcèlement sexuel, pour ne citer que ces exemples.

Toutefois, si l'égalité entre les hommes et les femmes - toutes les femmes - nous préoccupe, peut-on adhérer sans réserve à ce discours sur l'ambition au féminin, qui intègre le mythe très commode de la « méritocratie » ?

Dans une entrevue accordée au New York Times en octobre dernier, la philosophe Nancy Fraser disait se méfier de ce « féminisme » issu du milieu des affaires, qui laisse miroiter aux femmes qu'il n'en tient qu'à elles de faire advenir l'égalité, en adoptant la bonne attitude ; celle de l'ambition inébranlable. À ces femmes qui prêchent par le « lean in », soulignait Fraser, il faut répondre qu'elles ne s'élèvent en fait qu'en écrasant les autres.

Cela s'explique assez simplement : le discours qui encourage les femmes à réclamer le titre de « PDG de leur existence » tend souvent à faire siennes aussi les propositions d'une certaine droite économique, qui discréditent sans relâche tous les mécanismes qui incarnent et appliquent un principe de solidarité. L'impôt, l'aide sociale, le financement des services publics... Or, l'écrasante majorité des femmes compte sur ces institutions pour assurer leur autonomie et leur sécurité matérielle ; vecteurs les plus importants de l'atteinte de l'égalité réelle entre les sexes.

Ainsi, le « féminisme d'affaires » gomme, voire nie, la responsabilité collective que nous avons à l'égard de l'ensemble des femmes, y compris - et surtout - les moins privilégiées.

Pire encore, ce féminisme serait-il le dernier gadget d'une caste qui veut diversifier le profil des individus occupant les fauteuils importants autour de la table, histoire d'être plus à l'aise de discuter de la chose qui, entre toutes, les rend les plus à l'aise : leur argent ?

C'est une question dérangeante. Mais si l'égalité des sexes nous intéresse vraiment, il faut poser un regard critique sur les discours qui réduisent « l'égalité » au nombre de têtes féminines que l'on retrouve dans les conseils d'administration des entreprises, dans les postes ministériels ou dans les grands cabinets d'avocats. D'ailleurs, cette « réduction » explique peut-être en partie pourquoi les femmes entretiennent une relation tendue avec le pouvoir. Le pouvoir, et plus généralement les idéologies dominantes, tendent à dissoudre, façonner et reprendre à leur compte les outils par lesquels ils réclament plus de justice.

Au lieu de chercher à faire des femmes des PDG de leur existence, peut-être faudrait-il se souvenir qu'il ne tient pas qu'à elles de lever les barrières qui bloquent l'atteinte de l'égalité, dans les hautes sphères décisionnelles, comme partout dans la société.