Monsieur le maire, Mon cher Denis,Je m'autorise d'une amitié qui remonte à plus de 30 ans pour m'adresser au premier magistrat de la ville en utilisant aussi son prénom.

C'est le projet annoncé de la démolition de la Maison Alcan qui m'amène à partager avec vous les réflexions que cette décision m'inspire.

Elle survient après l'annonce, ce printemps, de la disparition à venir de l'oeuvre d'art public de Charles Daudelin et de la démolition de la Maison Redpath, avenue du Musée, l'an dernier. Après trois coups, le rideau se lève et le spectateur aperçoit le décor de la mise en scène à venir... Ce sont ces « trois sur trois » qui commencent à peser. Je suis préoccupé de la ligne d'action que ces décisions accumulées laissent entrevoir.

Vous occupez, comme maire, une fonction stratégique à nulle autre pareille pour le type de ville que vous voudrez laisser à vos successeurs.

Comme vous vous en rappelez bien, je me suis présenté à la mairie en 1976 contre Jean Drapeau, non parce que la personne n'était pas chaleureuse, entrepreneuriale et médiatisée ( !), mais parce qu'entre autres, sa conception de la protection du patrimoine bâti de Montréal était dépassée et, d'une certaine manière, dangereuse pour l'avenir. Pour lui, il n'y avait d'intérêt à préserver que ce qui se situait à l'intérieur des limites étroites du Vieux-Montréal. Tout le reste pouvait laisser place à la « modernité » pour, selon son expression favorite, pouvoir mettre Montréal sur la « map ».

On déplore et on continuera de déplorer les démolitions qu'il a autorisées sur Sherbrooke pour faire place à des gratte-ciel aussi banals qu'insipides qu'on pourrait retrouver dans n'importe quelle ville « moyenne » du monde.

Entre-temps, l'un des quartiers architecturalement les plus riches du XIXe siècle au Canada a été grignoté morceau par morceau, et si on ne prend pas la seule « vraie » bonne décision d'établir un périmètre incontournable, la rue Sherbrooke, entre Guy et University, deviendra du n'importe quoi dont on déplorera à la génération qui nous remplacera le saccage insensé à la va-que-je-te-pousse.

Vous aimez socialiser avec les autres maires : allez faire un tour à Boston sur Commonwealth Avenue, une rue victorienne incomparable... et ce n'est pas parce qu'il n'y a pas en Nouvelle-Angleterre suffisamment d'argent pour y construire des tours à condos ! La Ville a décidé de les ériger de l'autre côté de la Charles River pour garder intact le coeur du Boston où logeaient les grandes fortunes de la côte Est, vu la qualité incomparable de son architecture.

Vous aimez toujours Paris, vous y comptez comme amie sa mairesse, Mme Hidalgo. Parlez-lui de ce qui est arrivé avec la décision récente d'autoriser, rue de Rivoli, la destruction de l'ancien grand magasin La Samaritaine, racheté par le groupe LVMH de Bernard Arnault (il ne manque pas d'argent non plus !) pour construire un hôtel de luxe à multiples étages tout à fait hors de proportions avec l'échelle des boutiques à arcades de la célèbre rue. On a décidé, à la suite des pressions populaires, de revoir le projet et de respecter l'intégrité globale du quartier.

Si on était assis à Montréal sur des « tonnes » d'édifices d'intérêt comparable à ce que présente le Quartier du Musée, il y aurait un débat opportun à faire à ce sujet. Mais comme vous le savez autant que moi, c'est hélas loin d'être le cas. Le Quartier du Musée est ici unique. Quand il s'est agi, au Musée des beaux-arts, de construire la nouvelle aile du pavillon Jean-Noël Desmarais, la proposition initiale consistait, eh oui, à loger les nouvelles salles au rez-de-chaussée et à ajouter au-dessus une tour à condos, histoire de rentabiliser le projet !

Fort heureusement, à l'époque, on fit marche arrière : l'échelle et la personnalité de la rue Sherbrooke à cet endroit ont été protégées et bien mises en valeur.

Il ne manque pas d'espace au sud, autour du boulevard de Maisonneuve, pour recevoir d'autres tours à condos. Invitez surtout les promoteurs à sortir de la banalité architecturale du faux style californien pour donner au génie créatif l'occasion de se manifester et de nous redonner un peu de fierté.

C'est pour ce genre de décision qu'on se souviendra de « l'ère Coderre » comme d'une période intelligente et sensible à l'histoire et à l'évolution de Montréal, et non comme celle où on aura vu les démolitions et l'empilage de la banalité « cheap » qui nous renvoie une image bien triste du « petit Québec ».

Serait-on condamné à se renier un peu plus d'une génération à l'autre ?

Quand vous voulez, on sait que vous pouvez !