Pendant les 22 ans de son indépendance, l'Ukraine était un pays tranquille. Alors que les autres parties de l'ex-URSS ont connu des guerres, en Ukraine, tout était calme. Le seul véritable « dérangement » a eu lieu en 2004, lors de la Révolution orange : des centaines de milliers des manifestants pacifiques se sont campés au centre-ville de la capitale en protestant contre les fraudes électorales. Leur but atteint, ils sont retournés à la maison. Même l'indépendance nationale a été gagnée sans un seul coup de feu.

Le calme était tel qu'aucun gouvernement ukrainien n'a pris soin de réformer l'armée. Depuis la chute de l'URSS, elle était sous-financée et oubliée par les politiciens. Et aujourd'hui, lorsque la Russie attaque pour vrai, le pays est sans défense.

Les événements de janvier-février 2014 étaient exceptionnels. Le gouvernement a dispersé une manifestation pacifique avec une violence inhabituelle et déraisonnable. Le lendemain, les protestations ont pris de l'ampleur. On a adopté des lois répressives et on a envoyé davantage de forces policières. Cela a généré encore plus de violence. La police a fini par tirer avec des balles réelles, tuant des dizaines de protestataires. Après cela, le président s'est enfui en Russie : même son propre parti s'est tourné contre lui. Le parlement a voté sa destitution. Le calme revenait au pays. C'est alors que Poutine est intervenu. Il prétendait de « défendre les russophones »...

Je viens d'Odessa (Ukraine du Sud), une ville majoritairement russophone, et ma famille y réside toujours. L'ensemble de ma famille parle russe à la maison, au travail, dans les commerces. Depuis l'indépendance, la Russie prétend que nous souffrions de l' « ukrainisation forcée » et des « persécutions des fascistes ukrainiens ». Étrange, mais je n'ai jamais remarqué ça. Les initiatives de promotion de la langue ukrainienne étaient contradictoires, mal planifiées et sous-financées. La presque-totalité des médias de ma ville étaient russes. Le russe était, de facto, la seule langue de travail. Seuls certains documents étaient en ukrainien. Et c'est le cas de l'ensemble de l'Ukraine du Sud et de l'Est.

Il y a 60 ans à peine, la majorité des Ukrainiens vivaient dans des villages ukrainophones. Mais les villes étaient déjà russifiées. Lors de l'exode rural des années 1960-1980, des millions d'ukrainophones se sont déplacés dans l'environnement urbain russophone. Leurs enfants sont devenus russophones. Ceux qui tenaient à résister à l'assimilation ont été taxés de « nationalistes » (c'est-à-dire des « ennemis » de l'État soviétique). Mais même « russifiés », ces Ukrainiens ne se considèrent pas comme des Russes.

La méfiance entre l'Est et l'Ouest de l'Ukraine est surtout cultivée par les médias, car cela profite à certains politiciens. Lorsque les gens de différentes régions se rencontrent dans la vie réelle, ils trouvent qu'ils ont beaucoup en commun. Leurs différences ne sont pas suffisantes pour provoquer un conflit réel. La propagande cherchant à dresser les Ukrainiens de l'Est contre « ces nationalistes de l'Ouest » s'est intensifiée ces derniers mois. Mais il est clair que cela n'est pas suffisant pour une guerre civile.

Depuis quelques années, les services secrets de Poutine ont implanté leurs réseaux dans les régions de l'est et du sud de l'Ukraine. Ils y ont recruté des partisans locaux, souvent payés. On cherchait à acheter la neutralité de la police locale mal payée, celle des fonctionnaires corrompus. Et aujourd'hui, on y envoie les commandos venus tout droit de Russie. Le but est de provoquer une guerre civile et de justifier une intervention militaire.

Le gouvernement par intérim hésite à lancer une véritable opération antiterroriste, de peur de faire couler le sang - on en a déjà eu trop ces derniers mois. Mais leur adversaire refuse de laisser le pays en paix.

J'ai peur que, quoi qu'il arrive, l'époque de l'Ukraine tranquille soit finie et que le sang coule. À moins de convaincre Vladimir Poutine d'arrêter l'intervention.