ll n'aimait pas la compagnie des autres. On le surnommait « le solitaire ». À vrai dire, Léo se sentait heureux uniquement à l'intérieur de sa cellule de prison. Heureux et libre, surtout à l'intérieur de lui-même...

Il m'avait écrit qu'à Noël, au lieu d'assister à la messe de minuit du pénitencier, il rapporterait du pain de la cafétéria et, à minuit pile, il s'agenouillerait et communierait avec ce pain en faisant une prière. Le lendemain, il ferait circuler, d'une cellule à l'autre, son paquet de cigarettes Gitanes acheté à la cantine avec son maigre salaire. Cela constituerait son cadeau de Noël aux siens, les autres détenus constituant son unique famille.

Il n'avait retrouvé ni son père, ni sa mère, ni aucun de ses six frères depuis le jour où, une veille de Noël, quelque trente ans auparavant, les policiers avaient mis la clé dans la porte de sa maison, après avoir dispersé sa famille à cause de la violence de ses parents. Lui, l'aîné, âgé de douze ans, avait été envoyé dans une ferme éloignée.

Un soir, le propriétaire et un de ses amis abusèrent de lui, le battirent et le laissèrent pour mort dans un fossé. Par une chance inouïe, Léo fut retrouvé. Plongé dans un coma profond, il dut passer plusieurs mois à l'hôpital, avant de vivre une adolescence misérable dans différents centres d'accueil, pour devenir finalement un sans-abri sans aucune attache. Il avait grandi avec une seule idée en tête : se venger et il se vengea.

Un jour, il retourna dans sa région natale et assassina l'un de ses deux assaillants. J'ai épargné l'autre, m'avait-il écrit, car il avait des enfants. Condamné à la prison à vie, Léo est devenu mon correspondant par le plus grand des hasards, quelques années avant sa libération. J'adorais sa manière d'écrire, comme un véritable philosophe.

À la longue, nous sommes devenus de grands amis et, pendant cinq ans, nous avons maintenu une correspondance assidue. À sa remise en liberté, après vingt-cinq ans de prison, mon mari et moi l'avons aidé à se réinsérer dans la société et l'avons accueilli à plusieurs reprises dans notre foyer.

***

À son premier Noël en liberté, nous lui avons demandé s'il accepterait de faire le père Noël chez nous. Léo consentit avec plaisir et, la veille du grand jour, j'allai porter chez lui l'habit du père Noël en même temps que le chiot que mon mari et moi avions décidé d'offrir en surprise à nos enfants. Léo et moi installâmes au fond de la poche une boîte de carton afin d'y déposer le chiot à la dernière minute, juste au moment de son arrivée.

Le père Noël sonna à la porte et entra en grande pompe, accueilli par tous. Il déposa le sac contenant le chien à ses côtés avant de commencer la distribution des cadeaux que chacun devait venir chercher en s'asseyant sur les genoux du père Noël, les adultes autant que les enfants. Pas besoin de dire que petits et grands tourbillonnaient autour de lui comme des fourmis!

Ce ne fut pas long avant que quelqu'un ne s'écrie :

- Eh, regardez! Quelque chose bouge dans le sac du père Noël!

Ce dernier partit d'un grand rire et offrit à mon fils d'ouvrir le sac. Charles ne mit qu'une seconde pour en extraire le plus mignon Golden Retriever du monde. Le garçon s'empara aussitôt de la pauvre petite chienne morte de peur et la porta en triomphe jusque dans le solarium. Les trente personnes présentes se levèrent d'un bloc pour le suivre jusqu'à l'autre bout de la maison.

Dix années s'écoulèrent sous le signe de l'amitié, et Léo vécut plusieurs autres Noëls parmi nous. Lui et notre chienne Canelle devinrent les meilleurs amis du monde. Il l'appelait « sa blonde », et elle ne tenait pas en place quand il venait faire son tour. Je le vois encore la prendre sur ses genoux et la bercer dans la grande chaise berçante du salon.

***

Un jour, une crise cardiaque emporta Léo dans un hôpital de Toronto. Ne faisant pas partie de sa famille, nous n'avons pu récupérer sa dépouille pour les funérailles. Qu'à cela ne tienne, mon mari brûla quelques-unes de ses lettres d'autrefois, récupéra les cendres que je déposai dans une petite boîte en forme de coeur, convaincue que l'âme de mon ami s'y trouvait réellement.

Cannelle nous attendait dans la voiture pendant le service religieux, mais vint nous rejoindre sur le perron de l'église en même temps que les cloches sonnaient. Quelques minutes plus tard, nous nous retrouvâmes, ma famille et moi, sur le bord de la rivière où Léo adorait aller pêcher. Après une courte prière, nous avons lancé au large la boîte contenant ses cendres. Cannelle se lança spontanément à l'eau à la recherche de la boîte.

Depuis ce temps, chaque Noël, je sais que, de là-haut sur son nuage, Léo est avec nous; Cannelle, elle aussi partie pour le grand voyage, dormant à ses pieds.