L'historien Frédéric Bastien, auteur de La Bataille de Londres, s'entête à affirmer que le juge en chef de la Cour suprême (1973-1984), Bora Laskin est sorti de son rôle de magistrat neutre et, par des manoeuvres politiques, a tenté de faciliter les visées du premier ministre Pierre Elliott Trudeau lors du rapatriement de la Constitution. En fait, j'ai démontré (La Presse, 13 mai 2013) que Laskin a fermement défendu le droit de la Cour de se prononcer sur la constitutionnalité du projet de rapatriement avant qu'une action rapide des Parlements fédéral et britannique ne rende son jugement sans effet, quitte à indisposer Trudeau, qui lui en a gardé rancune.

De nouvelles informations contredisent les allégations de La Bataille de Londres

Une nouvelle information, accablante pour la thèse de M. Bastien, m'a été transmise par le professeur Philip Girard, biographe du juge Laskin. Les registres de la Cour suprême indiquent qu'une réunion préparatoire a eu lieu le 26 mars 1981, à laquelle ont participé Laskin, l'avocat du gouvernement manitobain et deux représentants du gouvernement fédéral. À la suite de cette réunion, un ordre de la Cour fut émis le jour même fixant au 28 avril le moment où la Cour entendrait l'appel du Manitoba sur la constitutionnalité du processus suivi par le gouvernement Trudeau. On dispose d'un compte rendu détaillé de cette réunion, oeuvre d'un des participants, le haut fonctionnaire fédéral Barry Strayer, à la page 173 de son livre Canada's Constitutional Revolution, paru en janvier de cette année.

L'avocat du Manitoba, Kerr Twaddle, réclama avec énergie que la Cour entende la cause le plus tôt possible afin qu'elle se prononce avant que le Parlement adopte la résolution de rapatriement. Mais donnons la parole à Strayer, le représentant du gouvernement. «À un moment donné, le juge en chef nous fixa intensément, moi et [mon collègue fédéral], et dit: "Je suis sûr que le gouvernement fédéral n'envisage pas de procéder à l'adoption de la résolution avant que nous n'entendions la cause". (...) Je fus donc obligé de dire au juge en chef: "Votre seigneurie, nos instructions sont à l'effet que le débat sera mené à terme au Parlement, que la Cour ait entendu ou non la cause". Telle était bien l'intention ferme du Cabinet à ce moment. J'avais joué le rôle ingrat du messager transmettant une mauvaise nouvelle, et ma réponse sembla choquer le juge en chef. Si je n'avais pas croisé Bora pendant des années dans les cercles universitaires, j'aurais eu droit à une explosion de colère judiciaire. Il se borna à grimacer, et annonça qu'il fixerait une date rapprochée pour le début des audiences de la Cour, soit dans à peine un mois, le 28 avril». 

Strayer eut beau ergoter, rien n'y fit. On notera en passant que les deux parties furent informées au même moment de la date du début des audiences.

Cet épisode établit clairement ce que fut l'attitude de Laskin dans ce dossier. Malgré ses opinions personnelles de juriste favorables à l'enchâssement des droits et à la constitutionnalité du processus suivi par le gouvernement fédéral, il a refusé de jouer le jeu d'une stratégie fédérale qui visait obstinément à éviter que la procédure suivie par le fédéral soit examinée par les tribunaux pendant qu'il en était encore temps. En accélérant la tenue des audiences de la Cour, il n'a pas cherché à faciliter l'adoption du projet fédéral, il a plutôt infligé un camouflet au gouvernement fédéral.

Laskin ne voulait pas que Westminster et Ottawa tranchent la question avant que la Cour suprême ne se soit prononcée et il l'a fait savoir à toutes les parties intéressées. Où est le scandale?