Les révoltes inattendues qui ont éclaté dans plusieurs capitales islamiques sont révélatrices de certaines réalités dont les conséquences sont catastrophiques. Il est clair que le film provocateur qui a été à l'origine des protestations révèle tant les tendances islamophobes au sein de la société américaine que les stratégies de confrontation politique de sa droite. Mais cela n'explique aucunement la furie apparemment irrationnelle déclenchée par le film.

Les réactions violentes ont été orchestrées, dans un premier temps, par divers courants islamistes en Égypte, dont les salafistes et les Frères musulmans, pour se faire du capital politique en se présentant comme les défenseurs de l'honneur bafoué des musulmans. Une fois la surenchère lancée, les courants islamistes dans les autres pays ont emboîté le pas, parce que la façon dont les protestations ont été pensées correspondait à leur vision du monde.

Mais il y a dans cette histoire quelque chose d'intrigant. Pourquoi s'en prend-on aux mauvaises cibles? Pourquoi généralise-t-on la «culpabilité» de l'insulte à l'ensemble des Américains ou à leur gouvernement? Ou encore à l'ensemble des Coptes d'Égypte, puisqu'on soupçonne le promoteur du film de faire partie de cette communauté?

Un principe implicite sous-tend ces protestations: celui de la conception traditionnelle et «communautaire» de la responsabilité. Selon cette conception, l'action de chaque individu engage l'ensemble de la communauté, et les prises de position de la communauté sont la responsabilité de chacun de ses membres. On peut donc punir l'un pour les actions de l'autre. Cette logique trouve son fondement dans les conceptions «tribales» de l'identité et de la responsabilité, qui imprègnent encore, de façon subtile mais profonde, la culture politique des sociétés arabes et d'une partie des sociétés musulmanes. Cette culture est contestée de l'intérieur de ces sociétés, et ceux qui portent des conceptions citoyennes de l'identité sont horrifiés de voir des dérapages violents justifiés au nom de la défense de l'islam.

Mais il suffit qu'une proportion significative de la société porte encore ces valeurs «tribales» pour que leurs conséquences se fassent sentir: c'est le consulat américain qui est attaqué pour punir le gouvernement américain de n'avoir pas censuré une vidéo faite par certains de ses citoyens. Ce sont des maisons et des églises coptes qui sont brûlées parce qu'on soupçonne un des promoteurs du film d'être copte. Lors des manifestations sur la place Tahrir en Égypte, des banderoles appelant à «faire couler le sang des Coptes» étaient fièrement arborées par les manifestants qui voulaient montrer que s'en prendre à leur prophète est un interdit absolu.

C'est peut-être là le facteur le plus grave dans les réactions dysfonctionnelles des masses qui sont descendues protester. C'est cette culture politique, encore dominante, qui permet d'instrumentaliser les discours hostiles de «l'ennemi» pour mettre en place des mobilisations qui ne font que renforcer les courants les plus conservateurs.

On sait que les identités de résistance, en voulant retourner le stigmate, peuvent reproduire à rebours les fondements des classifications racistes ou intolérantes. Ceci est encore plus marqué dans le discours des courants islamistes radicaux, qui justifient leur rejet de l'altérité par des principes religieux considérés absolus - et donc indiscutables.

Les courants politiques qui appellent à la protestation pacifique sans remettre en question le bien-fondé des protestations ou les cibles contre lesquelles elles s'exercent ne font que renforcer cette culture politique inadéquate, qui ne permet pas à ces sociétés de transcender les impasses dans lesquelles l'histoire les a conduites.

En fin de compte, la violence des protestations et l'inadéquation de leurs cibles viennent nourrir et renforcer les préjugés, plutôt que les combattre. Elles n'ont donc ni de justification politique valable, ni d'efficacité pratique.