J'ai 30 ans et je quitte le boulot à 16h. Quand je sors du bureau, seules quelques minutes de marche ou de vélo me séparent de mon balcon où mon mari et moi déclarons farniente en ces chaudes soirées d'été. On reste à table jusqu'au chant des grillons. Parfois, nous allumons un feu dans le foyer de notre jardin. On compte les étoiles. On refait le monde. La belle vie, n'est-ce pas?

J'ai été élevée dans une famille québécoise typiquement classe moyenne. Mes deux parents travaillaient très dur du lundi au vendredi. La journée de samedi était consacrée aux tâches ménagères et aux cours de natation. Le dimanche, j'angoissais. Et le cycle se répétait jusqu'à ce que je sache nager et que mes parents divorcent.

Papa et maman m'ont donné le meilleur d'eux-mêmes. Contrairement à ce que vous pouvez penser, M. Legault, ils m'ont enseigné la persévérance, le sens critique et l'altruisme. Ces valeurs balisent aujourd'hui ma vie d'adulte. Toutefois, j'ai voulu casser le moule dans lequel ils m'ont élevée. Je n'ai jamais cultivé l'ambition d'une carrière, mais j'ai plutôt concentré mes efforts sur mes relations humaines. Même si ma vie personnelle détrône le côté professionnel, cela ne m'a pas empêchée d'être une employée appréciée de mes pairs et de voir des portes s'ouvrir de manière imprévisible au fil de mes expériences. Devant notre employeur, j'imagine qu'il faut se montrer motivé tout en gardant en tête qu'on se trouve sur un siège éjectable. Notre boîte nous considère remplaçables et interchangeables. Pas nos proches.

Malgré tout le respect que je voue à mes parents, je crois que cette nuance leur échappait quand ils avaient 30 ans. Je les vois aujourd'hui, après m'avoir inculqué cette culture de l'effort que vous chérissez tant, avancer, vieillis et fatigués, vers une retraite incertaine. Ils bouclent leurs derniers mois sur le marché du travail avec des placements beaucoup plus modestes que ceux qu'on leur avait fait miroiter et un filet social qui ne cesse de se rétrécir.

Les usines désaffectées du Québec, M. Legault, ont toutes largué ces parents géniteurs de bébés gâtés sans ambition. Ces pères et ces mères ont regardé, impuissants, les actionnaires dilapider leurs caisses de retraite.

Pourtant, on disait de ces investisseurs à cravates qu'ils créaient de la richesse.

Et dites-moi, M. Legault: qu'est-ce que créer de la richesse? C'est ouvrir le sous-sol du Nord aux grandes minières étrangères pour faire fleurir une activité économique que ne bénéficiera finalement qu'à une poignée d'individus? Les familles de Havre-Saint-Pierre, de Sept-Îles de Val-d'Or où de Rouyn-Noranda peinent à s'acheter une maison tant la spéculation fait office de loi chez eux. Pourtant, ces hommes et ses femmes travaillent. Ils font leur juste part.

Peut-être aussi que créer de la richesse, selon vous, c'est donner les clefs de nos terres agricoles les plus fertiles aux promoteurs immobiliers. Ils pourront étaler encore plus loin les banlieues des grandes agglomérations métropolitaines. Là-bas, les jeunes travailleurs honnêtes bénéficieront du loisir de se baigner dans leur piscine après avoir vaincu les torrides embouteillages qui croissent d'année en année. Ils sont des milliers de trentenaires à braver les ponts Champlain ou Jacques-Cartier. Ils avancent chaque matin et chaque soir au péril de leur santé et de leur équilibre mental. Je les salue. Ces hommes et ces femmes, qui piochent jour et nuit pour alimenter notre économie de consommation, appartiennent à la majorité silencieuse. Ils font tout ce que leurs parents leur ont si bien enseigné et surtout ils font tout ce que vous attendez d'eux. Oh non, M. Legault. Vous faites fausse route en les accusant de paresse. C'est tout le contraire qui se produit.

Ils travaillent tellement dur qu'ils en deviennent apathiques.

Et je suis convaincue, M. Legault, que quelqu'un, quelque part, tire un immense avantage de ça.