Je m'attends à tout de la part de la mémoire: qu'elle me leurre, qu'elle efface ce qui ne lui convient pas, qu'elle déforme tout.

Certaines images pourtant demeurent en moi extraordinairement intactes. Comme chaque printemps, je songe beaucoup ces jours-ci à la mort provoquée, il y a longtemps, d'un de mes chiens les plus aimés. Rien ne s'efface dans mon souvenir de la longue patte si souvent tendue dans un geste d'amitié, mais qui tout à coup devenait le réceptacle du poison. Je ne crains pas de le dire: tandis qu'on préparait au chevet du malade la fiole et la seringue qui allaient précipiter sa fin, j'ai entendu en moi le bruit d'une porte qu'on referme. J'ai longtemps été hanté par ce bruit. Je ne le suis plus, peut-être parce qu'il a été remplacé depuis par le jappement d'un autre chien dans la maison. N'empêche: je songe à ces derniers moments passés au chevet de mon vieux compagnon comme à l'une de mes expériences les plus fortes, précisément parce qu'elle fut aussi l'une des plus nues.

Le soir, avant de monter me coucher, j'allais masser une patte ankylosée, m'assurer que le mince coussin soutenait bien la nuque endolorie par l'arthrite. Je tâchais de voir à ce que le sommeil, plus lourd qu'avant, mais moins réparateur, vienne au moins assez rapidement. Ces précautions restaient le plus souvent sans effet: nous entendions durant la nuit les bruits de pas d'un insomniaque passant d'une pièce à l'autre. Envoyé par ma femme à sa rencontre, je le trouvais debout dans un coin, perplexe, intimidé, ému. Je consacrais une heure à distraire par mes caresses ce bel esprit restreint, suffisamment lucide pour sentir que quelque chose peu à peu quittait le corps, mais impuissant à comprendre que tout l'être s'apprêtait à mourir. Le sommeil tant attendu arrivait enfin: à cinq heures du matin, la lourde tête pesait de tout son poids sur mes jambes. Je remontais me coucher. Mais je savais que d'autres nuits semblables allaient venir.

Je le voyais chaque jour s'épuiser davantage quand il remontait la pente menant du ruisseau à la maison, perdre une à une les capacités d'odorat, de vue et d'ouïe dont il avait tiré autrefois devant nous une sorte de fierté amusée. Je me rappelle l'appétit qui diminue, le souffle qui ne déplace plus autant qu'avant les pétales, et les frôlements tout à coup plus fréquents sur nos jambes. Je revois un torse encore puissant, mais sur lequel l'oreille humaine ne distingue plus aussi bien la rassurante régularité d'un battement. Tout s'en allait. La dignité de sa race cédait insensiblement sa place à la fatigue d'un corps arrivé au bout de ses courses, de ses jeux et, peut-être aussi, de ses rêves.

Presque douze ans plus tard, c'est encore avec une émotion très pure que je songe au bel animal que j'ai couché non loin d'ici sous la terre, sa patte recouvrant le museau comme dans le sommeil. J'ai aménagé simplement ce lieu discret que j'ai choisi pour sa tombe. Je l'ai quitté après les adieux comme on quitte une pièce en éteignant la lumière derrière soi. Mais je me rappelle comme d'une des périodes les plus solaires de ma vie les quatorze années de bonheur vécues auprès de cette bête admirable, et l'impeccable cohésion de deux coeurs qui se reconnaissaient.