Aux excités de 1968 qui criaient que la jeunesse allait changer le monde, j'essayais de dire que la jeunesse n'est pas une classe sociale, que le baby-boom était un accident démographique et que comme tel, cet accident changerait probablement peu de choses aux structures profondes de la société. Les jeunes riches allaient probablement rester riches et les jeunes pauvres ne s'enrichiraient probablement jamais. «Cynique!», me lançait-on.

Drapés dans le fleurdelisé, les nationalistes de 1970 voyaient l'indépendance du Québec dans cinq, dix ou (pour les plus «réalistes») quinze ans. Je reprenais les notes de mes cours d'histoire pour souligner que les Québécois avaient refusé de se joindre aux révolutionnaires américains en 1775 et encore une fois en 1812. Qu'ils avaient refusé d'appuyer majoritairement les Patriotes en 1837 et qu'ils s'étaient ralliés à l'Acte d'Union en 1840. Qu'ils avaient approuvé la Confédération en 1867. Que l'opposition à la conscription à Québec en 1918 s'était évanouie dès que les troupes avaient ouvert le feu. Que l'appui au Bloc populaire en 1942 n'avait jamais dépassé cinq députés. Quels faits nouveaux pouvait-on invoquer pour croire que ce peuple avait changé? «Cynique!», entendais-je.

Les marxistes-léninistes de la fin des années 70 (les «tigres en papier» d'Olivier Rolin) étaient les plus enragés: pour eux, la grande révolution prolétarienne était imminente.

Sans l'ombre d'un soupçon de connaissance de la Chine, ils brandissaient le livre rouge de Mao. Certains de mes amis se rendirent même en pèlerinage en Albanie! Je m'évertuais à leur répéter que j'avais tourné pendant plusieurs années dans des usines et que je n'avais jamais vu pointer l'ombre d'une velléité révolutionnaire. Les seuls marxistes que je connaissais étaient titulaires à l'UQAM ou permanents de la nomenclature syndicale. Les Québécois me paraissaient majoritairement confortables et indifférents. «Cynique!», «défaitiste!», «allié objectif du capitalisme international!», m'accusait-on.

Je ne défendais pas ces points de vue par esprit de contradiction, bien au contraire. J'ai toujours pris mon métier de cinéaste au sérieux. Il me semble que le plus grand apport que je puisse faire à la société dans laquelle je vis, c'est de rendre compte le plus rigoureusement possible des choses que j'ai vues et que j'ai filmées. Cette attitude m'a souvent condamné à une solitude cruelle, difficile à supporter. Parce que vouloir cerner la réalité m'a toujours fait des ennemis des deux côtés des barricades: je n'ai jamais été un défenseur du fédéralisme, j'ai toujours dit que, dans certaines conditions, l'indépendance du Québec était certainement souhaitable, mais qu'elle restait improbable. Je n'ai jamais été un chantre du capitalisme, j'ai simplement souligné que dans les sociétés industrielles avancées, le marxisme n'intéresse que des intellectuels marginaux. J'aurais eu une vie bien plus facile à chanter en choeur comme tout le monde.

Après une visite officielle au Québec, le premier ministre français Pierre Mauroy fut reconduit à l'aéroport par le cabinet péquiste au grand complet. En guise d'adieu, nos ministres entonnèrent en choeur: «Oh mon cher Pierre, c'est à ton tour, de te laisser parler d'amour!» - «Ce n'est pas un gouvernement, c'est une chorale», murmura le premier ministre à son adjoint.

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