Lorsque les gens de Ste-Gertrude, apprenant que j'habitais dans leur village, sont venus me rencontrer pour me demander de travailler chez eux, je n'avais aucune idée de ce qui m'attendait.

On m'avait promis une équipe, forte, unie, prête à tout pour sauver sa communauté. Une quinzaine de personnes, avec l'appui de plus de 2000 membres, m'ont fait miroiter un avenir heureux, une pratique médicale idéale, des projets à n'en plus finir. On m'a promis la lune, un monde de rêves, un rempart contre le vent de folie de notre système de santé. Un vent qui souffle l'espoir des jeunes médecins comme une chandelle.

J'y ai entrevu des possibilités infinies. Un moyen d'échapper aux contraintes du gouvernement et de ses lois de plus en plus complexes et exigeantes, de ses règlements qui nous obligent à toujours plus de gestion, nous maintiennent en contentions. J'y ai surtout vu le moyen de me consacrer à ce que je sais faire de mieux: soigner, traiter, guérir, accompagner.

J'y ai vu la possibilité de monter des cliniques spécialisées: mini-chirurgie, diabète, dépistage, gynécologiques, musculo-squelettiques. J'ai voulu innover, accroître mon efficacité et mon expertise, repousser les limites de l'impossible. J'ai surtout voulu montrer à l'ensemble du Québec qu'un médecin bien organisé, bien équipé, bien entouré, peut décupler ses capacités.

Pendant trois ans et demi, j'ai été à la tête d'une clinique de plus de 3000 patients. À bout de bras, j'ai supporté leurs joies, leurs peines. Avec eux, j'ai côtoyé la mort, la souffrance, le désespoir. J'ai vibré au rythme de leurs états d'âmes, j'ai pleuré et prié pour eux. J'ai aussi eu mon lot de bonheur, mes joies immenses. J'ai soigné et soutenu ces gens de mon mieux, avec tout mon coeur et ma dévotion. J'ai sauvé une centaine de vies et aidé une centaine d'autres à partir en paix. Des miracles, j'en ai vu des dizaines, témoin privilégié de l'impossible.

À 31 ans, j'ai l'impression d'avoir vécu plus que ma propre vie.

Malheureusement, pendant tout ce temps, je n'ai pu qu'entrevoir, au loin, le mirage de ma clinique idéale. La surcharge de travail qui devait être temporaire, une simple crise de courte durée, s'est prolongée, éternisée. L'équipe unie qui a travaillé à m'attirer a éclaté. Les projets ont rapidement stagné, se sont figés.

J'ai dû passer des milliers d'heures à gérer, négocier, rencontrer, convaincre, superviser, encourager, réconcilier... alors que mon seul désir était de soigner.

L'aide du Groupe de médecins de famille (GMF) n'est jamais arrivée, l'infirmière spécialisée nous a encore à ce jour été refusée. Quant à l'aide gouvernementale... entre vous et moi, on n'y a même jamais vraiment pensé! Les lois contre les coops de santé se sont multipliées, l'étau s'est resserré. Dans les journaux, nous avons été condamnés. L'appui populaire s'est effrité.

C'est donc l'âme et le coeur usé que j'écris ces mots. Je suis fier de ce que nous avons accompli. Je suis fier de toutes nos réalisations. Mais le rempart n'a jamais véritablement existé. Le vent n'a jamais cessé de souffler.

Les jeunes médecins en région sont condamnés. Les campagnes sont oubliées. Toutes les lois soufflent vers les grands centres, y propulsent les nouvelles recrues impuissantes. Elles déracinent ceux qui veulent s'épanouir dans les villages, ceux qui rêvent de proximité. Et cette tendance est loin de se renverser. Tout s'accélère, tout se complique.

Je ne sais pas où tout ceci va nous mener, mais je suis certain que ce n'est pas dans la bonne direction. Je suis le témoin impuissant d'un échec retentissant. J'ai beau hurler, crier, il n'y a plus rien à espérer, les dés depuis trop longtemps jetés.