L’auteur réplique au texte des professeurs Pierre Fortin et Gilles Grenier, « Immigration et langue française : d’abord avoir les bons chiffres⁠1 », publié le 13 mai.

Dans une lettre publiée le 13 mai dernier, les professeurs Pierre Fortin et Gilles Grenier nous enjoignent d’utiliser les bons chiffres afin de pouvoir comprendre le recul du français relativement à l’anglais au Québec. Comme de nombreux observateurs et analystes de la situation linguistique, ils considèrent que l’accent doit absolument être mis sur la langue parlée à la maison puisque non seulement c’est celle qu’on transmet aux enfants, mais c’est surtout celle qui sera utilisée dans l’espace public.

On devrait ainsi en déduire que le français sera la langue publique commune au Québec lorsque tous et toutes le parleront dans la sphère familiale. À titre d’exemple, cela semble aller de soi puisque 95 % des travailleurs québécois qui parlent le français le plus souvent à la maison l’utilisent le plus souvent au travail ou à égalité avec l’anglais. Et tant pis pour les quelque 400 000 travailleurs qui parlent l’anglais ou une langue tierce le plus souvent à la maison et qui utilisent pourtant le français le plus souvent au travail ou à égalité avec l’anglais, soit 44 % d’entre eux.

En tout respect pour ces messieurs, il est pour le moins étonnant qu’ils donnent à penser que c’est la sphère familiale qui doit surtout nous préoccuper alors même que la politique linguistique québécoise porte sur l’usage des langues dans l’espace public, dont le domaine du travail.

Dans leur façon de présenter et d’interpréter les données, ils gardent sous silence non seulement le fait que près de 666 000 Québécois parlent une langue tierce le plus souvent à la maison, mais aussi que près de 30 % d’entre eux parlent régulièrement le français à la maison en plus de leur langue principale. Ils oblitèrent de leur champ de vision le fait qu’environ 80 % des travailleurs québécois qui parlent régulièrement le français de façon secondaire à la maison en plus de leur langue tierce travaillent principalement en français. Et outre les adultes qui ne font pas partie de la population active mais font usage du français dans la sphère publique, de nombreux jeunes qui parlent leur langue tierce le plus souvent à la maison passent une large partie de leur journée à utiliser le français à l’école ou au collège.

De l’espace public à la sphère familiale

La relation entre la sphère familiale et la sphère publique n’est pas unidirectionnelle et, chez les immigrants de langue tierce, c’est surtout la langue utilisée dans l’espace public qui pénètre progressivement la sphère familiale.

Les professeurs Fortin et Grenier soulignent à juste titre que l’immigration récente (permanente et temporaire) a influé sur les parts relatives du français et de l’anglais dans la province, ce qui leur fait dire que la ministre de l’Immigration, Christine Fréchette, doit tout mettre en œuvre pour que les immigrants « fassent les bons choix linguistiques »… lire : dans la sphère familiale.

Si l’État n’a pas à intervenir pour dicter ou influencer la langue que parlent les Québécois « en toute liberté » à la maison, il a en revanche une responsabilité en matière de francisation, de promotion et de valorisation de l’usage et de la présence du français dans la sphère publique.

De fait, les données du recensement de 2021 montrent que ce n’est pas tant la langue parlée à la maison chez les nouveaux arrivants qui a exercé la plus forte influence sur la présence du français à l’extérieur de la sphère familiale, mais plutôt sa connaissance, et ce, tant chez les immigrants récents que chez les immigrants temporaires. Soulignons qu’une part importante de ces nouveaux arrivants qui ne connaissent que l’anglais proviennent de l’Inde, de la Chine, des Philippines, de l’Iran, du Nigéria et de la Syrie. Une forte proportion d’entre eux travaillent dans des secteurs dynamiques clés de notre économie. Lors du recensement de 2016, 83 % des immigrants récents et 73 % des immigrants temporaires avaient une connaissance du français. En 2021, ces proportions étaient de 76 % et 69 %, respectivement.

Le graphique qui suit présente la proportion des travailleurs immigrants qui faisaient principalement usage du français au travail en 2021 selon leur statut d’immigrant et la période d’immigration. Dans un cas, seule la population ayant une connaissance du français est prise en compte (98 % des non-immigrants et 85 % des immigrants) alors que dans l’autre, toute la population est considérée. On constate aisément que, parmi les travailleurs qui sont capables de soutenir une conversation en français, l’usage principal du français ou celui à égalité avec l’anglais au travail est très répandu et, hormis chez les immigrants arrivés avant l’adoption de la Charte, il fluctue légèrement. En revanche, cet usage est beaucoup plus faible lorsqu’on prend en compte l’ensemble des travailleurs, dont les 60 000 travailleurs unilingues anglais qui se sont ajoutés à la population active depuis 2016, comparativement à la hausse de seulement 5000 au cours de la période intercensitaire précédente.

Comme le soulignait il y a plus de 15 ans le philosophe Jocelyn Maclure, le modèle d’intégration québécois, par opposition à une vision assimilationniste encore répandue, a la vertu de permettre une pluralité de rapports à la langue française tout en exigeant le respect du statut privilégié du français et des politiques publiques mises en place pour favoriser son rayonnement. Un rapport positif avec la langue publique commune se développe d’abord par son apprentissage et sa valorisation puis par son usage, parfois progressif, dans la sphère publique. Et s’il pénètre la sphère familiale, c’est tant mieux, mais ce n’est pas ni ne doit être l’objectif de la politique linguistique québécoise.

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