Ces dernières semaines, plusieurs commentaires rédigés par des acteurs du monde municipal ont circulé dans les médias relativement aux jugements rendus au courant des dernières années par les tribunaux en matière d’expropriation déguisée.

Cette multiplication de commentaires remettant invariablement en cause la légitimité des règles d’indemnisation en matière d’expropriation survient alors que le gouvernement Legault s’apprêterait à déposer un projet de loi modifiant la Loi sur l’expropriation.

Notre profession nous appelle rarement à commenter l’actualité ou encore à intervenir publiquement à l’égard de telles déclarations ou démarches politiques. Toutefois, en tant que juristes représentant quotidiennement les intérêts d’expropriés, nous nous devons de rétablir les faits, un débat aussi fondamental concernant les droits de l’ensemble de la population ne pouvant se faire à coups d’opinions approximatives, de raccourcis et de généralisations fondées sur des perceptions non avérées.

Des arguments infondés

Contrairement à ce qui est présentement véhiculé par plusieurs élus, les jugements rendus récemment par les tribunaux québécois, notamment dans le cadre des dossiers de Ginette Dupras et du sénateur Paul J. Massicotte, de même que par la Cour suprême du Canada, ne remettent aucunement en cause le droit des municipalités de poser des gestes concrets dans le but d’assurer la protection de l’environnement. Au contraire, nos tribunaux reconnaissent clairement que les municipalités peuvent imposer des normes restrictives en ce sens.

Toutefois, lorsque les normes réglementaires imposées par une municipalité à l’égard d’un immeuble sont à ce point restrictives qu’elles ont pour effet d’empêcher toute possibilité d’utilisation raisonnable de ce dernier, il y a alors expropriation déguisée de cet immeuble, entraînant l’obligation pour la municipalité de verser à son propriétaire une « juste et préalable indemnité », en application de l’article 952 du Code civil du Québec.

Autrement dit, une municipalité peut s’approprier une propriété privée pour cause d’utilité publique, notamment la protection de l’environnement, mais elle se doit en contrepartie d’indemniser son propriétaire, qui n’a pas à assumer seul le coût de mesures bénéficiant à l’ensemble de la collectivité.

C’est là un principe bien établi et réitéré récemment, pour une énième fois, par la Cour supérieure dans le cadre du dossier opposant le sénateur Paul J. Massicotte à la Ville de Saint-Bruno-de-Montarville.

Dans cette affaire, où nous représentions les intérêts des sociétés demanderesses liées à M. Massicotte, la Ville prétendait être habilitée par la loi à exproprier une propriété privée à des fins de protection de l’environnement, et ce, sans avoir pour obligation corollaire de verser quelque indemnité que ce soit à son propriétaire.

La Cour supérieure a rejeté cet argument, qui représenterait un « changement […] extraordinaire de notre paradigme judiciaire », jugeant qu’il ne trouve appui ni dans la loi, ni dans les autorités des tribunaux supérieurs.

L’expropriation déguisée dont les sociétés liées à M. Massicotte sont victimes a été reconnue par la Cour supérieure, tout comme leur droit à la détermination d’une indemnité d’expropriation.

Rien de ce qui précède ne réinvente la roue, loin de là. Un tel jugement ne devrait surprendre personne, surtout pas dans une province canadienne de tradition civiliste comme le Québec, où le droit de propriété occupe un rôle fondamental.

Pourtant, depuis sa publication le 7 mars dernier, plusieurs intervenants du monde municipal instrumentalisent cette affaire bien particulière afin de plaider, par le biais d’arguments tendancieux, en faveur de changements importants aux règles d’indemnisation applicables en matière d’expropriation, et ce, dans le but d’éviter un prétendu enrichissement de propriétaires fonciers au détriment de la collectivité.

Un régime d’indemnisation juste et équitable

Les arguments véhiculés témoignent d’une méconnaissance des réalités propres au processus d’expropriation et des règles d’indemnisation présentement en vigueur au Québec. Ces règles sont fondées sur le principe de la « valeur au propriétaire », lequel veut qu’une indemnité juste et raisonnable doive être accordée aux expropriés, par opposition à un simple prix ou à une « valeur marchande » qui ne tiendrait pas compte des autres dommages pouvant découler de l’expropriation.

Pourquoi cette nuance ? Parce que l’expropriation constitue une atteinte draconienne au droit de propriété, un pouvoir exorbitant en vertu duquel un corps public peut, en toute légalité, forcer un particulier à lui céder sa propriété, qu’il s’agisse de sa résidence ou de son gagne-pain, et ce, à un moment qu’il n’a pas choisi.

En vertu des règles actuelles, un exproprié ne doit ni s’appauvrir, ni s’enrichir à l’issue du processus d’expropriation : il doit être indemnisé de manière à être replacé dans les mêmes conditions qu’avant l’expropriation, ni plus, ni moins.

La révision de ces règles d’indemnisation qui protègent les droits de l’ensemble des Québécois – et non pas seulement une poignée de promoteurs ou propriétaires immobiliers comme le laissent entendre certains articles – est un exercice pour le moins périlleux qui nécessite une analyse pointue et exhaustive d’un point de vue juridique.

Ce travail doit être élevé au-dessus des considérations politiques et ne doit surtout pas résulter en la possibilité pour les expropriants d’exproprier au rabais, sans indemniser justement et complètement les victimes d’expropriation.

Or, derrière un langage souvent coloré et dénonciateur qui semble au premier regard avoir bien du sens, c’est précisément ce que plusieurs acteurs du monde municipal requièrent présentement.

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