Il y aura 20 ans le 14 avril, Jean Charest devenait premier ministre du Québec. Un parcours étonnant pour celui qui, cinq ans plus tôt, avait quitté la direction du Parti conservateur du Canada pour prendre les commandes du Parti libéral du Québec. Pour arriver au pouvoir, Charest avait dû faire trois paris, qu’il a remportés.

Quand l’instinct fonctionne

En 2003, « au début, la campagne libérale ne levait pas beaucoup », confie aujourd’hui Christian Lessard, alors dans le premier cercle des conseillers de Jean Charest. La décision de Bernard Landry de déclencher les élections en pleine guerre en Irak a même donné un coup de pouce, éphémère, aux péquistes, estime de son côté Joël Gauthier, à l’époque directeur du Parti libéral du Québec (PLQ).

Incontournable, le débat télévisé entre les chefs de parti est à l’évidence un moment déterminant. Mais dans la première partie, les échanges ne permettent pas de distinguer clairement un vainqueur. En coulisses, Jean-Philippe Marois de l’équipe de recherche libérale a vu apparaître sur l’internet une manchette un peu nébuleuse du Nouvelliste. On y disait que sur ses déclarations controversées du référendum, Jacques Parizeau « persiste et signe ». « C’était un tout petit article… », insiste Ronald Poupart, alors chef de cabinet de M. Charest. On relaie l’information à l’entourage de Charest, qui prend la note sibylline juste au moment d’enfiler son veston pour se rendre sur le plateau. Personne ne sait s’il la juge intéressante, encore moins s’il va l’utiliser.

Le débat est laborieux pour Charest, jusqu’au moment où, provocateur, il lance les dés et demande à Landry s’il va se dissocier des propos de Parizeau.

« C’était tout un pari, cela aurait pu se dégonfler, devenir un pétard mouillé… », observe Christian Lessard. Or, le chef péquiste mord à l’hameçon, louvoie lourdement plutôt que de désavouer Parizeau. Dès cet instant, il devient clair que grâce à son instinct, Charest a remporté le débat. « La question des défusions municipales était délicate pour nous, mais avec l’affaire de Parizeau, c’est passé sous le tapis », se souvient Lessard. Pendant plusieurs jours, Landry s’empêtre dans cette controverse, expliquant vouloir entendre les explications de Parizeau avant de se prononcer. Audi alteram partem, répète-t-il dans une campagne qui pique du nez. « Ça a mis M. Landry sur la défensive… ad vitam æternam », ironise Poupart.

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Bernard Landry au congrès du Parti québécois en mars 2003

Bernard Landry a déclenché les élections dans l’espoir que le Parti québécois (PQ) arrive à « se faufiler » entre les libéraux et l’Action démocratique du Québec (ADQ) de Mario Dumont. Pour les libéraux, l’adversaire est bien davantage l’ADQ que le PQ, montrent des focus groups dont les participants soulignent qu’ils aiment bien le jeune Dumont, tout en déplorant son manque d’expérience. La campagne libérale entend se démarquer. « Nous sommes prêts », martèle Charest dans la publicité libérale.

« Choisir le Québec », une gageure

Cinq ans auparavant, au printemps 1998, Jean Charest avait fait un autre pari. Alors chef du Parti conservateur à Ottawa, il avait accepté de prendre les rênes du Parti libéral du Québec. Un risque important, après la crise du verglas du début de l’année, alors que la popularité de Lucien Bouchard était à son zénith. Fin février, les sondeurs, unanimes, prédisent une dégelée pour le PLQ aux prochaines élections. Daniel Johnson, furieux, a déjà lancé à ses députés qu’ils feraient mieux d’oublier l’arrivée du sauveur d’Ottawa.

Mais devant l’accumulation des sondages défavorables et la publication d’un article dévastateur dans The Economist, il prend sa décision. Daniel Johnson fils envoie un émissaire à un congrès conservateur à Ottawa. Il est prêt à céder sa place si Charest vient au PLQ. La réponse du conservateur est plutôt positive. Depuis la campagne référendaire de 1995, Charest est la vedette du camp fédéraliste au Québec. Quelques mois auparavant, Laurent Beaudoin de Bombardier avait demandé à Charest s’il irait à Québec si Johnson quittait son poste. C’est chose faite le 2 mars 1998.

En dépit de sa performance au référendum, plusieurs éléments seraient de nature à tempérer les ardeurs du jeune conservateur.

Chez les libéraux provinciaux, 70 % des militants sont aussi membres du Parti libéral fédéral. En outre, depuis Brian Mulroney, on trouve passablement de péquistes chez les conservateurs fédéraux, autant de sources d’inquiétudes pour un transfuge « bleu ». Mais la pression est forte sur Charest. S’il renonce à venir au Québec, « c’est qu’il met fin à sa carrière politique », dit sans détour le regretté Norm Cherry, ministre sous Robert Bourassa.

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Jean Charest pendant la campagne électorale de 1998

Au-delà des problèmes d’arrimage prévisibles, l’adversaire péquiste promet d’être très coriace. Bouchard caracole dans les sondages. Le saut d’Ottawa à Québec est un saut dans le vide, une gageure. « On se retrouvait avec Mario Lemieux et Wayne Gretzky, on ne pouvait prédire le résultat », résume Joël Gauthier. Longtemps, toutefois, la greffe sera fragile entre le conservateur et son organisation libérale. Il faudra attendre cinq ans pour que les tensions se dissipent. Charest paraît tergiverser, Daniel Johnson lui rend visite à sa résidence à Hull, confiera un témoin. Le 30 avril, à son lancement au Vieux Clocher de Sherbrooke, Charest annonce : « J’ai choisi le Québec ! »

Aux grands maux, les grands remèdes

Pour les libéraux provinciaux, le 17 juin 2002 est marqué d’une pierre noire. Quatre élections partielles tombent ce soir-là. Dans trois d’entre elles, dans Berthier, Joliette et Vimont, normalement acquises au PLQ, c’est l’Action démocratique de Mario Dumont qui l’emporte. Déjà en avril, dans Saguenay, la candidate libérale s’était fait battre par un autre candidat adéquiste, une cruelle déconvenue pour Charest qui avait pris l’avion pour saluer les résultats sur la Côte-Nord. « C’était vraiment notre première défaite », se souvient Pierre Bibeau, organisateur chevronné au PLQ. Après cette « méchante volée, les colonnes du temple ont bougé », résume-t-il.

Pour Jean Charest, l’heure est grave. Périodiquement, les médias soulignent qu’il éprouve des problèmes à se faire accepter par Québec inc. Il multiplie les positions délicates. Il s’engage par exemple à défusionner les municipalités que le gouvernement Bouchard vient de réunir. À l’instigation de quelques députés, Charest s’engage aussi à ne pas toucher aux tarifs des garderies – une promesse qui sautera. Les péquistes imposent l’image d’un politicien un peu léthargique obsédé par son retour éventuel à Ottawa.

Au lendemain des quatre élections partielles, l’Action démocratique se retrouve en position de tête moins d’un an avant les élections générales. Survient alors une décision surprenante. « On avait des vacances estivales prévues à l’étranger, mais ma mère a dit à mon père qu’on devait tout annuler, passer l’été sur le terrain et préparer tout pour les prochaines élections », se souvient Antoine Dionne-Charest. Charest aime bien les débats à l’Assemblée nationale, mais il doit faire davantage de terrain. « Michèle [Dionne, sa femme] lui a dit qu’on n’avait pas fait tous ces sacrifices pour rester dans l’opposition ! », se souvient Gauthier.

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Jean Charest présentant le document Un gouvernement au service des Québécois – Ensemble, réinventons le Québec lors du congrès du PLQ en septembre 2002

À la fin de l’été, le PLQ peut dévoiler son document Réinventer le Québec, le squelette de ce qui sera le programme du parti aux prochaines élections. Une stratégie sans précédent en Amérique du Nord, souligne Joël Gauthier, mais le nouveau premier ministre britannique, Tony Blair, a recouru à la même stratégie deux ans plus tôt. Cette période est aussi mise à profit pour dénicher des candidats connus : Marc Bellemare à Québec, Philippe Couillard, Michel Audet et Yves Séguin, notamment. Le maire de Laval, Gilles Vaillancourt, et Gaétan Barrette, président de la Fédération des médecins spécialistes, font savoir qu’ils sont disponibles, mais les places sont déjà prises.

« Pour moi, c’est à cet été 2002, quand Jean Charest a scrappé ses vacances, que le Parti libéral a remporté les élections du printemps suivant », observe Pierre Bibeau. Après ces partielles perdues, « si Charest avait décidé de continuer comme si rien n’était arrivé, on s’en allait vers une défaite. L’ADQ aurait gagné les élections de 2003 », estime-t-il.

Des réalisations occultées par les questions éthiques

Un coup du hasard, au 20e anniversaire de la première élection de Jean Charest comme premier ministre, survient un développement important dans une saga qui a plombé une bonne partie de son règne. Le tribunal ordonne qu’on accorde 385 000 $ à l’ancien politicien pour réparer les torts causés par les fuites de l’Unité permanente anticorruption (UPAC).

Le torrent des reportages sur le favoritisme dans l’attribution des contrats publics force le gouvernement Charest à réagir. On institue dans un premier temps l’Escouade Marteau, puis l’UPAC. Après des mois de tergiversations, Québec donne le feu vert à la commission Charbonneau. Son rapport, deux ans plus tard, est accablant pour le monde municipal, Montréal et Laval surtout, mais on n’a pas trouvé de preuves d’ingérence politique dans les contrats accordés par Québec, au ministère des Transports notamment.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jean Charest à l’Assemblée nationale en juin 2010

Lancinante, la saga autour de l’intégrité occulte bien des réalisations des gouvernements Charest, de 2003 à 2012. Dès son élection, le gouvernement lance des réformes importantes, souvent controversées. À la fin de 2003, huit lois sont adoptées par bâillon, dont une réforme du Code du travail destinée à favoriser la sous-traitance. Des manifestations musclées ont lieu en fin d’année devant l’Assemblée nationale, les adversaires se coalisent derrière le slogan « Je n’ai pas voté pour ça ». Mais Charest suit le plan de match de tout nouveau gouvernement : faire adopter ses décisions les plus délicates en début de mandat.

Bien d’autres gestes, eux, obtiennent un appui plus spontané dans la population. Comme la parité hommes-femmes au Conseil des ministres, une première au Canada. C’est aussi à ce moment qu’on adopte une loi pour assurer le paritarisme au conseil d’administration des sociétés d’État. C’est sous Lucien Bouchard que la Loi sur l’équité salariale avait été adoptée, mais c’est sous Jean Charest – alors que Monique Jérôme-Forget est au Trésor – que Québec affecte 1 milliard de dollars pour indemniser les travailleuses du secteur public, en santé notamment.

On l’oublie souvent, mais le Fonds des générations, une donnée incontournable dans la préparation des budgets du Québec, a été institué sous Jean Charest et Michel Audet, ministre des Finances à l’époque. L’idée avait été proposée à l’origine par la Commission jeunesse du PLQ.

Jean Charest instaure un mécanisme pour accélérer les opérations non urgentes, notamment de la hanche ou du genou. Ministre de la Santé, Philippe Couillard se voit confier le mandat de réduire le nombre d’établissements dans le réseau et de fusionner des syndicats dans la santé. Québec entreprend aussi de freiner la hausse du coût des médicaments, déjà un problème important. Sur le financement de la Santé, c’est aussi sous Jean Charest qu’est conclue avec le premier ministre fédéral Paul Martin une entente qui consacre le principe de l’« asymétrie », un mécanisme qui reconnaît l’autonomie et la singularité des besoins du Québec en matière de santé.

Des projets plus périlleux

Certains engagements ont moins bien tourné. Charest a promis en campagne électorale de ne pas toucher aux tarifs des garderies. Une fois élu, la situation des finances publiques le contraint, dit-il, à renier cet engagement. Sur les défusions municipales, son parcours est aussi compliqué. Il s’engage dans cette voie périlleuse qui laisse entrevoir la pagaille dans les villes tout récemment fusionnées. Une fois élu, il ajuste le tir : les défusions devront passer par un référendum auprès des citoyens de ces localités.

Des remaniements ministériels se révèlent aussi difficiles : Yves Séguin et Thomas Mulcair claquent la porte. En 2007, Charest se retrouve à la barre d’un gouvernement minoritaire, une première depuis des décennies au Québec. Il fait mine de jouer la « cohabitation » avec le Parti québécois et l’Action démocratique, ramène vers lui des libéraux de longue date comme John Parisella et Michel Bissonnette. Un an plus tard, il est réélu, à la tête d’un gouvernement majoritaire, « les deux mains sur le volant ».

Des projets sont relégués aux oubliettes, comme la privatisation du parc national du Mont-Orford et le projet de centrale au gaz du Suroît près de Montréal. Mais il adopte la Loi sur le développement durable, désigne de nombreuses « aires protégées » et met sur pied la bourse du carbone. Les gouvernements Charest investissent largement dans la filière éolienne.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Jean Charest lors d’une conférence de presse sur le Plan Nord, en février 2012

Charest est particulièrement attaché à l’ambitieux Plan Nord, à la fin de son mandat, et à l’accord de mobilité de la main-d’œuvre avec la France. Il joue un rôle important dans la mise en place du libre-échange entre le Canada et l’Europe.

Les libéraux de Jean Charest songent depuis longtemps à la mise en place du Conseil de la fédération. C’est chose faite peu de temps après les élections de 2003, et l’institution tient toujours. Enfin, à l’instigation du gouvernement Charest, le conservateur Stephen Harper fait adopter aux Communes une motion sur la reconnaissance du Québec comme nation. Cette même alliance permet au Québec d’obtenir un siège à l’UNESCO, une présence plutôt symbolique, il est vrai.