Non seulement l’enquête visant Jean Charest n’a rien donné, mais pour bien conclure ce spectaculaire ratage, l’État québécois devra lui verser 385 000 $.

Pas pour avoir enquêté sur lui. Pour avoir laissé fuiter une quantité phénoménale d’informations confidentielles de l’enquête policière. On a dénombré 54 fuites dans les médias, et pas des petites. Et ça, quoi qu’on pense de l’ancien chef libéral, c’est inacceptable pour un corps policier sérieux.

Cette décision, rendue mardi par le juge Gregory Moore, de la Cour supérieure, dépasse cependant de beaucoup le « cas Charest ». À l’heure où l’État tente de se lancer péniblement dans la transition numérique, à l’heure du stockage massif de données informatiques par l’État et le privé, les organismes feraient bien de prendre des notes. Et de vérifier leurs mesures de contrôle…

Si le juge a accordé 350 000 $ au seul titre des « dommages punitifs », c’est pour « rappeler à tous les organismes publics », de l’Unité permanente anticorruption (UPAC) à Revenu Québec en passant par l’État civil, leur obligation de protéger les renseignements personnels.

Pour ce qui est de l’ancien premier ministre du Québec (2003-2012), le juge Moore n’était pas appelé à se prononcer sur la validité des motifs de l’enquête de l’UPAC, qui examinait les possibles aspects criminels liés au financement illégal du Parti libéral du Québec (PLQ), jusqu’au plus haut niveau.

Des motifs d’enquête, il y en avait, la commission Charbonneau nous en a donné un aperçu. Le financement illégal au PLQ est admis (comme, dans une bien moindre mesure, au Parti québécois et à l’Action démocratique du Québec). C’est la preuve directe d’une activité criminelle de corruption qui était recherchée.

Au vu de ces « motifs », des juges ont délivré des mandats de toute sorte pour permettre à la police de fouiller autour de Jean Charest et du « grand argentier » du parti, l’homme d’affaires Marc Bibeau.

Malgré des centaines d’interrogatoires, de la filature, etc., l’enquête a fait chou blanc. Le nouveau directeur de l’UPAC, Frédérick Gaudreau, a annoncé la fin de l’enquête en 2022. Personne n’a été accusé.

Non, si l’UPAC a été fautive, c’est que pendant cette enquête par ailleurs légitime, elle a permis une somme de fuites probablement sans précédent dans les annales.

On ne parle pas ici d’informations chuchotées mot à mot dans un stationnement souterrain. C’est presque par camion que des portions énormes du dossier de l’enquête Mâchurer étaient envoyées aux médias – surtout Le Journal de Montréal. Des vidéos d’interrogatoires, des déclarations, des photos de son véhicule : la quantité de documents directement issus du dossier de l’UPAC et diffusés tels quels est considérable.

Dès 2017, en commission parlementaire, le commissaire de l’UPAC, Robert Lafrenière, avait reconnu l’existence de fuites et promis d’arrêter « les bandits » dans son équipe.

Or, malgré la constitution d’une équipe d’une quinzaine d’enquêteurs, on n’a toujours pas arrêté ces « bandits ».

De fait, des soupçons visent la haute direction de l’UPAC elle-même. Autrement dit, certaines fuites étaient peut-être carrément orchestrées par les dirigeants, pour divers motifs stratégiques.

Quoi qu’il en soit, le système même de préservation de la preuve permettait qu’elle soit consultée à l’interne, puis disséminée sans laisser de trace. Le système n’était visiblement pas à un niveau sécuritaire acceptable.

Notons qu’il y a eu trois fois plus de fuites après l’annonce d’une enquête par le commissaire Robert Lafrenière. Notons aussi, comme le souligne le juge, que depuis son départ, elles ont cessé.

« Tous ces éléments peignent le portrait d’une unité policière hors contrôle », écrit le juge.

Le juge rejette plusieurs allégations de Jean Charest. Notamment la responsabilité du gouvernement pour la fois où la vice-première ministre Geneviève Guilbault avait brandi en pleine Assemblée nationale un exemplaire du livre PLQ inc. La couverture montre un Jean Charest à l’air louche, et l’ouvrage contient essentiellement les fuites de l’UPAC. Ce qui se passe dans cette enceinte n’est pas toujours glorieux, mais c’est couvert par l’immunité parlementaire.

Le juge retient une violation du droit à la protection de ses renseignements personnels, mais « son préjudice n’atteint pas le niveau d’une détresse psychologique importante ». Il obtient 35 000 $.

Là où le jugement est comme un coup de poing pour l’État, c’est au chapitre des dommages « punitifs » : 350 000 $.

Ce n’est pas un record, mais c’est une des sommes les plus importantes obtenues pour dommages punitifs par un individu au Québec.

L’artiste Claude Robinson avait obtenu 500 000 $ en 2013 à ce chapitre (sur 4,4 millions au total) dans sa poursuite pour vol de droits d’auteur contre Cinar et d’autres. L’animateur Jeff Fillion avait été condamné en 2007 à verser 200 000 $ en dommages punitifs à l’animatrice Sophie Chiasson, pour l’avoir diffamée sans relâche pendant des semaines à la radio.

Mais cette fois, c’est l’État qui est puni pour sa négligence dans la gestion des renseignements confidentiels, comme jamais. Plus que la gestion, en fait : « l’instrumentalisation illégale des renseignements personnels » pour des motifs policiers, ou personnels, ou autres…

L’avertissement est donné à toutes les polices… et tous les stockeurs de données.