La position clé du Québec dans la création d’une filière nord-américaine des batteries intéresse un groupe financier lié au blanchiment d’argent et au crime organisé transnational. Investissement Québec a bloqué une campagne visant à séduire des personnalités politiques et à acheter une mine stratégique en Abitibi avec son appui, révèle une enquête de La Presse et de ses partenaires. Depuis, le groupe a encore élargi son réseau à Montréal.

Une campagne de séduction sophistiquée

PHOTO ARCHIVES SAYONA, FOURNIE PAR L’AGENCE FRANCE-PRESSE

Le Complexe Lithium Amérique du Nord, à La Corne

Le village abitibien de La Corne, à 550 kilomètres au nord de Montréal, est en ébullition ces jours-ci. Au Complexe Lithium Amérique du Nord, la machinerie concasse, broie et sépare le précieux minerai extrait du roc.

L’entreprise australienne Sayona, qui a racheté les installations à l’été 2021, a produit son premier concentré de lithium commercialisable le mois dernier. Elle espère éventuellement le traiter chimiquement afin de produire sur place du carbonate de lithium, un produit beaucoup plus raffiné utilisé dans les batteries de voitures électriques.

L’impact serait énorme. L’administration Biden souhaite développer une chaîne d’approvisionnement régionale en lithium pour casser la domination du marché par la Chine. Depuis 2022, Washington offre une aide financière aux constructeurs qui utilisent du minerai nord-américain dans leurs batteries.

Le complexe de La Corne pourrait devenir la deuxième installation nord-américaine à alimenter les constructeurs. La seule autre mine active à l’heure actuelle est au Nevada.

L’aventure pourrait générer d’importantes retombées au Québec. En juillet, le PDG de Tesla, Elon Musk, a encouragé les entrepreneurs à se lancer dans le raffinage de ce métal ultraléger dont il a besoin pour produire ses voitures électriques. « Vous ne pouvez pas perdre, c’est une licence pour imprimer de l’argent », a-t-il déclaré.

Le sort de cette installation québécoise stratégique aurait toutefois pu être bien différent.

Offre ambitieuse

Avant d’être rachetée par Sayona, Lithium Amérique du Nord a été convoitée par plusieurs groupes. Les anciens propriétaires chinois de l’entreprise, des fabricants de batteries qui disposaient déjà de sources d’approvisionnement partout dans le monde, avaient perdu intérêt pour le Québec et cessé d’y investir. Si bien qu’en 2019, la mine abitibienne a été placée sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies. Le contrôleur financier Raymond Chabot Grant Thornton a été chargé de superviser un appel d’offres pour la reprise des installations.

L’un des groupes qui s’étaient qualifiés comme soumissionnaires conformes lors du processus s’appelait Lithium 360. Il réunissait des gens d’affaires québécois et américains, avec l’appui d’une société de financement européenne appelée Bandenia. Sa soumission, que La Presse a pu consulter, était ambitieuse : elle proposait un prix d’achat de 51,5 millions de dollars, un engagement à investir 300 millions additionnels pour créer une usine chimique de carbonate de lithium à La Corne et un plan pour créer 200 emplois avec un salaire moyen de 70 000 $ dans la région.

Bandenia donnait peu de détails sur la source de ses liquidités. Et pour cause.

Au terme d’une enquête de six mois, La Presse et l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), un consortium international de journalistes d’enquête, peuvent confirmer que certaines entreprises liées à la société de financement derrière cette offre d’achat ont servi à blanchir l’argent du crime organisé en Europe. Depuis 20 ans, ses dirigeants ont créé plus de 450 sociétés coquilles dans le monde. Certaines ont été utilisées par des criminels impliqués dans la traite de personnes, l’importation de drogue, la fraude et la prostitution.

L’un des fondateurs de Bandenia, José Miguel Artiles Ceballos, a été condamné en novembre dernier à quatre ans de prison et 1,2 million d’euros d’amende en Espagne pour avoir blanchi l’argent sale d’Ana María Cameno, une trafiquante surnommée la Reine de la coca.

Artiles Ceballos, qui est toujours président des entreprises de Bandenia enregistrées au Québec, a d’autres antécédents criminels en matière de crimes financiers. Il est aussi en attente d’un nouveau procès pour blanchiment d’argent à la suite d’une enquête des autorités espagnoles sur la société financière. Dans son rapport, le juge d’instruction chargé de l’enquête, José de la Mata, a conclu que cette société financière « pouvait être considérée comme une organisation criminelle ».

« Nous avons affaire à une organisation parfaitement structurée pour permettre le blanchiment de capitaux de différentes origines », ajoute le magistrat, qui souligne par ailleurs les liens du groupe financier avec de nombreux clients inconnus en Iran, un pays frappé par de lourdes sanctions internationales. À la suite de son rapport, de nouvelles accusations ont été portées contre dix personnes liées à la société, dont Artiles Ceballos, ainsi que six entreprises du réseau Bandenia.

En réponse à une série de questions envoyées par courriel, M. Artiles Ceballos a nié entretenir des liens avec le crime organisé, mais dit ne pas pouvoir commenter en détail les dossiers qui sont devant les tribunaux. Il a ajouté avoir porté en appel sa condamnation dans le dossier de la « Reine de la coca ».

« C’est un enjeu très douloureux pour moi en raison des dommages réputationnels qui ont été causés à ma famille, à Bandenia et à moi et qui sont à l’origine des problèmes judiciaires que nous avons traversés », dit-il. Il ajoute que son groupe opère en respectant les règles comptables et la législation anti-blanchiment d’argent.

Quant à la tentative d’acheter une mine au Québec, « c’était une opération complexe mais qui aurait pu être très rentable », dit-il.

Notre enquête lève le voile sur la campagne sophistiquée qui a entouré l’arrivée de ce groupe financier occulte au Québec : embauche de lobbyistes et d’avocats réputés, campagne de séduction auprès de politiciens actifs ou retraités de la vie politique, démarches auprès de hauts fonctionnaires.

Bandenia a même réussi à se faire enregistrer auprès de trois organismes gouvernementaux chargés d’écarter les bandits de l’industrie financière : Revenu Québec, l’Office de la protection du consommateur et le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE). Ces enregistrements, qui demeurent valides, ont été obtenus malgré les déboires judiciaires de la firme en Europe. Ils sont maintenant utilisés par Bandenia comme carte de visite à l’étranger, afin de démontrer sa probité.

Une tentative « légitime », selon un homme d’affaires

L’idée d’acheter la mine de La Corne avec l’argent de Bandenia venait de Guy Chartier, un homme d’affaires québécois qui partage son temps entre Montréal et Cuba, où il dit être le promoteur de vastes projets d’hôtels, villas et condos.

PHOTO DESMOND BOYLAN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

L’homme d’affaires Guy Chartier, à Cuba, en 2016

M. Chartier affirme avoir rencontré un représentant de Bandenia à Montréal à l’été 2020. Il a ensuite créé Lithium 360 pour présenter une offre d’achat de la mine avec le financement de la société européenne.

Nous nous intéressions depuis un certain temps au secteur des terres rares et des minéraux critiques.

Guy Chartier, homme d’affaires

L’homme d’affaires confirme avoir été en contact avec José Miguel Artiles Ceballos et Fabio Pastore, un autre dirigeant européen de la société. M. Chartier a même créé une entreprise commune avec les dirigeants de Bandenia à cette époque. Ceux-ci avaient négocié l’option d’acquérir une part du projet s’il était couronné de succès, selon lui. « Notre tentative d’acheter la mine était légitime », dit-il.

PHOTO TIRÉE DU SITE DU CABINET 
GATTUSO BOUCHARD MAZZONE

L’avocat Jacques Bouchard Jr

Pour son projet, Guy Chartier a retenu les services de l’avocat Jacques Bouchard Jr, réputé pour ses contacts dans les milieux politiques au Canada et à l’étranger.

MBouchard Jr était autrefois associé de l’ancienne firme Heenan Blaikie, dont il a piloté l’expansion en Afrique de 2009 à 2012 avec l’ancien premier ministre Jean Chrétien, un de ses proches collaborateurs à l’époque. Dans son livre Breakdown, un ancien associé de la firme, Norman Bacal, raconte que là où M. Chrétien cherchait à améliorer les conditions de vie des Africains, « Jacques voyait des signes de dollar ».

« Jacques avait cultivé des contacts à travers l’Afrique francophone, incluant plusieurs pays où l’État de droit n’était pas reconnu. Des dictateurs dirigeaient plusieurs d’entre eux », poursuit Norman Bacal. Jacques Bouchard Jr a quitté Heenan Blaikie en 2012 à la suite de révélations du National Post concernant un contrat qu’il avait signé avec le président de la République centrafricaine, pour la livraison d’hélicoptères militaires russes.

Un train de vie « très élevé »

MBouchard Jr fait maintenant partie du cabinet Gattuso Bouchard Mazzone. Il a refusé d’accorder une entrevue à La Presse, mais dans une requête déposée en Cour supérieure afin d’obtenir le paiement de ses honoraires, il explique que certains de ses associés de cette firme et lui ont sué sang et eau pour aider Guy Chartier à acquérir la mine, de septembre 2020 à juin 2021.

L’avocat explique avoir été impressionné par Guy Chartier, qu’il connaissait depuis 2011. Même si l’homme d’affaires était « sans aucun revenu » depuis plusieurs années « aux yeux des autorités fiscales », il menait « un train de vie très élevé », avec « des serviteurs et du personnel à sa villa de Cuba », une « impressionnante collection d’œuvres d’art », des voyages en première classe en Espagne, en Turquie ou en Pologne, ainsi qu’une société enregistrée aux îles Vierges britanniques, affirme l’avocat.

« Il nous racontait souvent ses grandes transactions locales et internationales », ajoute MBouchard dans sa requête.

Le cabinet Gattuso Bouchard Mazzone a confirmé à La Presse s’être occupé d’enregistrer des sociétés du réseau Bandenia au Registre des entreprises du Québec. À l’époque, la société avait déjà des démêlés avec la justice en Europe. Dès 2017, la police espagnole avait mené une perquisition dans ses bureaux. Deux ans plus tard, le juge d’instruction avait publié son rapport qualifiant l’entreprise d’organisation criminelle.

Consultez le site de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (en anglais)

À la recherche de grands noms

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

L'usine du Complexe Lithium Amérique du Nord, à La Corne

Guy Chartier et ses avocats cherchaient des personnalités influentes pour donner du coffre à leur projet.

Ils ont sollicité l’investisseur Adrien Pouliot, ancien chef du Parti conservateur du Québec, qui a accepté d’agir à titre d’administrateur de Lithium 360 et de fournir le dépôt requis de 2,5 millions de dollars au contrôleur avec l’offre d’achat. L’homme d’affaires américain Nathaniel Klein, qui avait dirigé North American Lithium pour le compte de l’ancien propriétaire chinois, a accepté de diriger les opérations de la mine si la transaction allait de l’avant.

PHOTO TIRÉE DE LINKEDIN

L’ancien chef du Parti conservateur 
du Québec Adrien Pouliot

Les avocats du cabinet Gattuso Bouchard Mazzone ont eu plusieurs échanges avec l’ancien premier ministre du Québec Pierre Marc Johnson pour le convaincre de se joindre au projet, selon leurs notes de frais déposées en cour. MBouchard a même rédigé une courte biographie de M. Johnson qui aurait pu être utilisée dans la documentation officielle du groupe.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

L’ancien premier ministre du Québec Pierre Marc Johnson

Selon une source qui était au fait des négociations à l’époque, mais qui a requis l’anonymat car un engagement professionnel l’empêche de faire des commentaires publiquement, Guy Chartier a rencontré Pierre Marc Johnson pour le convaincre de devenir président du conseil de la société minière. La présence d’un ancien premier ministre respecté était vue comme un gage de crédibilité. Mais M. Johnson, après s’être renseigné sur les acteurs impliqués, a décliné l’invitation. Joint par La Presse, il n’a pas souhaité commenter l’affaire.

Étape suivante : convaincre

Le 2 janvier 2021, Lithium 360 a reçu la confirmation qu’elle s’était qualifiée comme soumissionnaire conforme. Il ne lui restait qu’à convaincre tous les intervenants que son projet était le meilleur.

Le groupe a tenté de sonder le ministre québécois de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, ainsi que son collègue ministre des Ressources naturelles, Jonatan Julien, et Jonathan Gignac, sous-ministre adjoint responsable des industries stratégiques, toujours selon les notes de frais de ses avocats déposées en cour.

Deux lobbyistes de la firme National, Pierre Langlois et Mirabel Paquette, ont été embauchés pour la campagne. Dans son inscription au Registre des lobbyistes, Pierre Langlois mentionnait la possibilité d’intervenir auprès de plusieurs ministères. M. Langlois, qui fut conseiller de Pauline Marois de 2001 à 2003 puis chef de cabinet de la ministre péquiste Élaine Zakaïb de 2012 à 2014, voulait pousser en faveur d’une « orientation gouvernementale » favorisant l’achat de la mine.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER,
ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Le ministre de l’Économie, de l’Innovation 
et de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon

Guy Chartier, Adrien Pouliot et Nathaniel Klein ont pu plaider leur cause directement auprès du ministre Pierre Fitzgibbon dans le cadre d’un appel vidéo, le 4 février 2021. Une présentation écrite lui a aussi été envoyée.

« Il n’y a pas eu de suite à la rencontre », confirme Mathieu St-Amand, directeur des communications au cabinet de M. Fitzgibbon. Il souligne que des vérifications sont toujours faites dans ces dossiers « pour s’assurer de la nature des investisseurs ».

Afin de développer intelligemment nos minéraux stratégiques, on doit s’assurer que les investisseurs sont sérieux et qu’ils vont réaliser les investissements promis.

Mathieu St-Amand, directeur des communications au cabinet de Pierre Fitzgibbon

Or, le ministre avait été mis en garde par Investissement Québec. Une équipe d’experts au sein du bras financier du gouvernement avait commencé à flairer la présence d’acteurs indésirables derrière Lithium 360.

Le pedigree des partenaires passé aux rayons X

Le 15 janvier 2021, Lithium 360 a déposé son offre d’achat auprès du contrôleur. Le dossier comprenait des lettres de confirmation de crédit pour 380 millions de dollars canadiens émises par Bandenia et une de ses sociétés affiliées. Une lettre signée par Fabio Pastore, dirigeant de Bandenia, assurait que les fonds étaient « propres » et « d’origine non criminelle ». Un document de présentation intitulé « Vers un Québec électrique » expliquait l’importance du projet pour la filière batterie.

Puisque North American Lithium s’était placée sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, c’était aux créanciers garantis de l’entreprise de choisir avec le contrôleur parmi toutes les offres de relance soumises. La décision revenait donc à l’ancien propriétaire chinois et à Investissement Québec, à qui l’entreprise devait des sommes importantes.

Or, dans ce dossier, Investissement Québec avait d’autres préoccupations que sa créance.

« Tout ce qui est minéraux critiques, c’est [un secteur] clé pour le Québec. Donc on veut s’assurer que les gens qui investissent ont des intentions et une orientation pour soutenir cet écosystème », affirme Bicha Ngo, première vice-présidente exécutive de la société d’État, en entrevue.

Le pedigree des partenaires est passé aux rayons X, parfois avec l’aide de bases de données spécialisées ou de bureaux d’Investissement Québec à l’étranger. La société d’État peut même exiger que les investisseurs se déplacent en personne au Québec.

« Pour savoir vraiment : ces entreprises, est-ce que ce sont des coquilles vides ? Qui est en arrière ? Qui sont les gestionnaires ? Avec qui ils font affaire ? », explique Mme Ngo, qui n’est toutefois pas autorisée à parler du cas spécifique de Bandenia.

« Les représentants du contrôleur [Raymond Chabot], d’Investissement Québec et du gouvernement ont questionné Lithium sur la probité et le sérieux de Bandenia, notamment à cause d’articles parus en janvier 2019 traitant d’une enquête sur Bandenia [et d’autres banques comme ING] sur des allégations de blanchiment d’argent », se souvient MConsolato Gattuso, l’un des avocats de Lithium 360.

L’offre retirée

Les notes d’honoraires d’avocats déposées en cour démontrent que Lithium 360 et Bandenia ont tout tenté pour rassurer la société d’État, multipliant les démarches pendant des semaines. Ils ont même étudié la possibilité de faire passer le financement par une autre société liée aux dirigeants de Bandenia, Melt Capital, dont le nom n’était pas aussi entaché. Ce fut un échec.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Bicha Ngo, première vice-présidente exécutive d’Investissement Québec

Si on se pose des questions et qu’on n’est pas capables de trouver les réponses, on va pousser davantage.

Bicha Ngo, première vice-présidente exécutive d’Investissement Québec

Acculé au mur, le groupe d’investisseurs a retiré son offre à la dernière minute, le 6 avril 2021. Adrien Pouliot a quitté le navire et s’est joint à un soumissionnaire concurrent. Il s’est brouillé avec Guy Chartier. M. Pouliot n’a pas souhaité accorder d’entrevue à ce sujet.

Nathaniel Klein a quitté le groupe aussi. « Lorsque [Adrien Pouliot] et moi avons réalisé qui était Bandenia, nous nous sommes retirés », raconte-t-il.

Pour la firme National, l’aventure s’est mal terminée. « Ce fut un très court mandat », résume Pierre Langlois.

« Nous n’avons pas été payés pour nos honoraires », ajoute sa collègue Mirabel Paquette. Elle regrette aujourd’hui d’avoir travaillé avec ce client. « Quand on se fait appeler et qu’on dit qu’Adrien Pouliot est dans le mandat, c’est quand même un nom, un groupe solide… Ça arrive qu’on fasse des mauvais calls », dit-elle.

Bandenia avait-elle réellement l’intention de participer à l’acquisition de la mine de lithium et d’y injecter les sommes nécessaires à son développement ? José Miguel Artiles Ceballos assure que oui.

Dans son rapport, le juge d’instruction espagnol qui a fait enquête sur l’organisation note toutefois que celle-ci avait l’habitude d’accorder du crédit à des projets commerciaux d’apparence légitime « pour couvrir des opérations de blanchiment d’argent ». Des millions pouvaient être déplacés d’un pays à l’autre sur la base de documents officiels qui permettaient de « justifier l’origine de capitaux d’origine incertaine ».

Les projets demeuraient ensuite lettre morte.

Une bureaucratie qui n’y voit que du feu

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

L’adresse fournie par Bandenia aux autorités canadiennes correspond à un bureau vide au bord du boulevard Métropolitain.

La tentative ratée d’achat de la mine n’a pas sonné le glas de la présence de Bandenia au Québec. L’organisation s’est même incrustée plus profondément.

Les gouvernements fédéral et provincial emploient une imposante bureaucratie afin de vérifier la probité des entreprises de services monétaires et des prêteurs privés. Leur travail est de tenir à l’écart les groupes qui peuvent être liés au crime organisé, au blanchiment d’argent et à la fraude.

Pourtant, ces organismes ont ouvert les bras à Bandenia, dont les déboires en Europe pouvaient être découverts par une simple recherche sur Google, démontre notre enquête.

Entre juin et juillet 2021, Bandenia a enregistré des dizaines de variations de noms de filiales et de sites web liées à son empire financier auprès du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE), l’organisme fédéral de renseignement financier chargé de prévenir le blanchiment d’argent.

Des permis accordés

Le CANAFE, qui emploie 523 personnes et dispose d’un budget annuel de 90 millions de dollars, est chargé de vérifier l’identité des dirigeants d’entreprises de services monétaires et d’écarter ceux qui ont été mêlés à la criminalité financière. Il a pourtant accordé cinq numéros d’entreprise de services monétaires à des sociétés affiliées à Bandenia, pour mener des opérations de change, des émissions ou rachats de mandat, des transferts de fonds et du commerce de monnaies virtuelles.

Le nom de José Miguel Artiles Ceballos figurait bien comme dirigeant des filiales canadiennes. Questionné à ce sujet, le CANAFE a souligné qu’il ne cautionne pas les entreprises qui s’inscrivent auprès de lui et que des enregistrements sont fréquemment révoqués à la suite de vérifications.

Revenu Québec, qui est chargé par le gouvernement du Québec de mener une enquête de sécurité sur les antécédents de tout propriétaire d’entreprise de services monétaires, a lui aussi accordé six permis d’activité à des entreprises de services monétaires du réseau Bandenia. L’organisme n’a pas répondu à une demande d’entrevue.

L’Office de la protection du consommateur (OPC), un autre organisme québécois chargé de vérifier la probité des prêteurs d’argent à taux d’intérêt élevé, a accordé huit permis de prêteur à Bandenia et à ses sociétés affiliées. L’organisme n’a pas répondu à nos questions à ce sujet.

Toutes ces licences demeurent en vigueur à ce jour. L’entreprise les utilise d’ailleurs pour mousser sa crédibilité. Sur un site web du réseau Bandenia qui prétend offrir des transferts d’argent dans 37 monnaies différentes et 80 pays, la société financière se vante d’être agréée par le CANAFE, l’OPC et Revenu Québec, en citant même les numéros de permis.

Les Comores, la Dominique puis le Canada

Outre le Canada, Bandenia a déjà fait sa publicité en se vantant d’être agréée par d’autres États comme l’archipel des Comores et le Commonwealth de la Dominique, dans les Caraïbes.

Le cabinet d’avocats Gattuso Bouchard Mazzone a été au cœur de l’incursion de Bandenia au Québec. MConsolato Gattuso affirme qu’au début de sa collaboration avec le groupe, « il n’y avait eu aucun développement public dans l’enquête espagnole ». Il ajoute que le projet minier avait réuni une « équipe sérieuse » avec « des experts de calibre mondial », mais qu’il n’est même pas passé près de réussir.

Bandenia n’a jamais été près d’acquérir les actifs de North American Lithium.

MConsolato Gattuso, du cabinet d’avocats Gattuso Bouchard Mazzone

Le cabinet de MGattuso a offert d’autres services à la société européenne, confirme- t-il. « Parallèlement à ce qui précède, et de façon séparée, certains dirigeants de Bandenia nous ont indiqué vouloir lancer des opérations financières au Canada, notamment avec des plateformes pour des prêts aux individus et aux entreprises », raconte MGattuso.

« Notre cabinet s’est contenté de remplir les formulaires et de joindre les documents reçus pour ces nouvelles entreprises, dont des plans d’affaires et des passeports. Ces demandes furent étudiées par l’AMF, par Revenu Québec et finalement par la Sûreté du Québec qui s’est chargée des vérifications de sécurité. Au terme de ces enquêtes et vérifications, des licences pour entreprises de services monétaires (ESM) furent émises », dit-il.

« Notre cabinet a toujours agi de bonne foi, en se basant sur les informations disponibles à l’époque », conclut l’avocat.

Au début de l’année 2023, Bandenia a mis à jour ses enregistrements au Registre des entreprises du Québec. L’adresse qu’elle fournit aux autorités dans le cadre de ses activités montréalaises correspond à un bureau vide au bord du boulevard Métropolitain, à Anjou.

Lors du passage de La Presse, un voisin a dit ne pas se souvenir de l’avoir vu occupé.

Au service des criminels de toutes sortes

PHOTO PETER DEJONG, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

En 2015, la police des Pays-Bas a arrêté Ramon Castan-Serres Sala à l’aéroport de Schiphol (en photo) en lien avec le transfert de millions d’euros vers l’Amérique latine.

Les journalistes membres de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), un consortium international de journalistes d’enquête, ont répertorié plus de 450 sociétés coquilles créées par les dirigeants de Bandenia autour du monde. Ils ont répertorié des liens avec plusieurs criminels.

Espagne : trafic de cocaïne

En 2014, la découverte fortuite de 48 750 euros dans une corbeille au sous-sol d’un restaurant de Madrid a mis les policiers espagnols sur la piste d’Ana María Cameno, surnommée la Reine de la coca. Issue d’une famille membre de l’Opus Dei, ancienne élève d’un couvent, elle a vu son train de vie somptuaire commencer à faire la manchette après son interception avec 10 000 euros et plusieurs clés de voitures et de propriétés dans son sac à main. Elle a été condamnée à 16 ans de prison l’an dernier pour avoir écoulé plus de 100 kg de cocaïne, alors que José Miguel Artiles Ceballos, qui l’aidait à transférer des millions au Panamá pour payer ses fournisseurs à travers la société Bandenia, a écopé de quatre ans.

Pays-Bas : contrebande

En 2015, la police des Pays-Bas a arrêté Ramon Castan-Serres Sala à l’aéroport de Schiphol en lien avec le transfert de millions d’euros vers l’Amérique latine. Selon la preuve déposée en cour, il utilisait des mules payées pour transporter les devises en contrebande par avion. Une partie de l’argent provenait de comptes chez Bandenia, qui lui servait de banque. Ramon Castan-Serres Sala a été condamné à quatre ans et demi de prison pour blanchiment d’argent. Le suspect était en lien avec au moins un trafiquant de drogue néerlandais, mais l’origine de ses fonds n’a pas été prouvée en cour.

Royaume-Uni : fraude fiscale

Un trio britannique condamné à la prison en 2020 pour une fraude fiscale de 29 millions de livres sterling a utilisé une société coquille aux îles Seychelles pour faire croire qu’il travaillait sur un projet dans le secteur de la santé au Moyen-Orient et réclamer illégalement des crédits d’impôt. Les Pandora Papers, une fuite de documents confidentiels liés aux paradis fiscaux, révèlent qu’au moment d’enregistrer sa société coquille, le trio a admis aux autorités locales qu’elle servirait à détenir un compte bancaire auprès de Bandenia à Madrid.

Espagne : prostitution forcée et escroquerie

Six entreprises et dix personnes liées au réseau Bandenia sont en attente de procès en Espagne. Dans son rapport, le juge d’instruction chargé de l’enquête affirme que la société de financement offrait des services financiers à plusieurs criminels, dont un homme impliqué dans ce que la justice espagnole appelle la « prostitution forcée » et dans des violations des droits des travailleurs et un autre homme impliqué dans une escroquerie à grande échelle.

Serbie : traite de personnes

Plusieurs membres de la famille de Miodrag Stosic, condamné en Serbie pour avoir dirigé un gang impliqué dans la prostitution et la traite de personnes, sont inscrits comme administrateurs d’entreprises britanniques aux côtés de José Miguel Artiles Ceballos et de Fabio Pastore, les dirigeants de Bandenia. Miodrag Stosic lui-même est inscrit comme administrateur d’une entreprise enregistrée à la même adresse que les bureaux de Bandenia à Londres.