(Québec) Le premier ministre François Legault a envoyé un mot d’ordre de « discipline » à ses troupes en début d’année, mais c’est toujours possible de voir des députés lancer quelques messages critiques.

« Je pense qu’il faut se mettre en garde nous-mêmes contre la possibilité de minimiser 11 milliards », a affirmé le caquiste Youri Chassin, ex-économiste à l’Institut économique de Montréal, un groupe de réflexion de droite.

Ce déficit pour 2024-2025 est pour lui « vertigineux ». Rappelons-le : il est presque quatre fois plus élevé que ce qui était anticipé et pousse le gouvernement à reporter le retour à l’équilibre budgétaire en 2029-2030, deux ans plus tard que prévu.

« On ne veut pas non plus agiter d’épouvantails, mais on comprend tous que 11 milliards de dollars de déficit, c’est très sérieux. Est-ce que c’est vrai que la Colombie-Britannique a déposé un budget avec un déficit plus important encore en matière de proportion du PIB ? Oui, tout à fait, mais nous, au Québec, ce déficit-là, ça représente un véritable défi », a ajouté M. Chassin lors du débat sur le budget, au Salon bleu.

François Legault tentait de relativiser ce trou financier en disant qu’il est « raisonnable » par rapport à la taille de l’économie du Québec. Et le gouvernement donnait justement l’exemple de la Colombie-Britannique pour nuancer le portrait…

Le premier ministre n’a pas aimé les manchettes sur le « déficit record » du Québec, en chiffre absolu, que reconnaissait son ministre des Finances Eric Girard lui-même. Les libéraux ont fait mouche en parlant des « kings des déficits ».

À 1,5 % du PIB, « c’est le sixième pire » déficit depuis une quarantaine d’années, a plaidé François Legault. La dernière fois que le déficit a atteint une telle proportion du PIB, a-t-il ajouté, c’était en 1996-1997 (1,7 %), sous le gouvernement de Lucien Bouchard.

La référence historique est intéressante après les feux jaunes de deux agences de notation au sujet de l’ampleur du déficit du gouvernement Legault.

Visite secrète à New York

« Je souhaite en particulier à nos futurs premiers ministres de ne pas avoir à vivre l’expérience qui a été mienne en mai 1996 », témoignait Lucien Bouchard lors d’un symposium à l’Université McGill en 2006, un discours reproduit dans la revue Options politiques.

Au printemps 1996, son gouvernement déposait un budget affichant un déficit de plus de 3 milliards, malgré une coupe des dépenses de 4 %. L’exercice faisait suite au sommet qu’avait convoqué Lucien Bouchard pour dégager un consensus sur l’atteinte du déficit zéro et sur l’adoption d’une loi afin d’y parvenir.

« Vous pouvez vous imaginer le choc que je reçus par cette belle matinée de mai 1996, quand mon directeur de cabinet et le sous-ministre des Finances firent irruption dans mon bureau pour me remettre, la mine sombre, le projet de communiqué qu’ils venaient de recevoir et qu’allait publier le lendemain l’une des deux plus importantes agences de notation de New York : on nous infligeait une autre décote, celle-là même que nous avions mis tant d’acharnement à éviter. »

Il fallait, et vite, éviter un autre « désaveu » en quelques années de la part de Moody’s. Une dévaluation coûte des centaines de millions par année aux contribuables en raison d’une hausse des frais d’intérêt.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

L’ancien premier ministre Lucien Bouchard

« J’obtins qu’on suspende la publication du communiqué, le temps d’aller rencontrer les analystes de l’agence, s’était remémoré M. Bouchard. Je m’envolai tôt le lendemain, pour New York, en compagnie du sous-ministre en titre et du sous-ministre adjoint du ministère des Finances. »

« Pour plus de discrétion », on affrète un avion privé au lieu d’utiliser un appareil gouvernemental.

« Je n’oublierai pas de sitôt les deux ou trois heures que, face à un quatuor de dirigeants de l’agence, nous avons passées dans ce bureau d’un gratte-ciel de Wall Street, expliquant, justifiant, plaidant, discutant, répondant à des questions », notamment sur la crédibilité de la feuille de route pour atteindre l’équilibre budgétaire.

« Après avoir épuisé tous les arguments et réitéré la détermination du gouvernement, nous nous arrêtâmes, un peu à bout de souffle. Nos interlocuteurs, après nous avoir regardés un moment en silence, d’un air dubitatif, nous indiquèrent qu’ils nous contacteraient incessamment. [Nous] rentrâmes à Québec en nous croisant les doigts », avait raconté l’ancien premier ministre. Le lendemain, l’agence décidait de renoncer à la décote et de plutôt placer le Québec « sous observation ».

« Signal d’alarme »

Le gouvernement Legault n’en est pas à réserver un avion pour New York. Mais il a prouvé l’importance des agences de notation en se montrant agacé par les réactions aux communiqués de Moody’s et de DBRS, qui ont vu le déficit de 11 milliards comme un « constat négatif de crédit ». Leur avertissement est cependant nuancé. Et elles n’ont pas annoncé une mise sous surveillance ou une baisse de la cote de crédit du Québec.

Si le sujet est capital d’un point de vue financier, il est aussi sensible, voire explosif, d’un point de vue politique.

Pauline Marois avait vu l’agence Fitch placer la cote de crédit du Québec « sous surveillance avec perspective négative », en décembre 2013. « C’est un signal d’alarme », avait lancé le chef caquiste François Legault, alors dans l’opposition.

Le gouvernement péquiste venait de déposer une mise à jour budgétaire affichant non pas des finances en équilibre comme prévu, mais un déficit de 2,5 milliards. « On s’est trompé beaucoup », reconnaissait le ministre Nicolas Marceau. Comment la première ministre avait-elle tenté d’apaiser les inquiétudes ? En soulignant que le déficit de 2,5 milliards représentait 0,5 % du PIB…

Son successeur, le libéral Philippe Couillard, avait donné un coup de barre en limitant la croissance des dépenses à 1,6 %, puis à 0,3 %. Il justifiait l’opération en disant que l’on devait rassurer les agences de notation car elles « contrôlent les finances publiques » du Québec.

Après une amélioration de la cote de crédit en 2016, il avait poussé le bouchon en soutenant que son gouvernement avait « littéralement sauvé le Québec ».

Ce n’était pas le premier à se féliciter de l’avis des agences. En décembre 2006, Jean Charest avait joué au plus malin avec les journalistes qui lui demandaient de s’attribuer une note en cette fin de session parlementaire. « La note AA2 ! » C’était la cote bonifiée accordée par Moody’s après la création du Fonds des générations pour réduire la dette.

Visite annulée à New York

Le ministre des Finances, Eric Girard, a déjà eu l’occasion de célébrer un bon bulletin des agences. En 2019, à l’ère des surplus hérités des libéraux et avant la pandémie, DBRS avait fait passer la cote de crédit de « A high » à « AA low ».

Fin novembre, les médias ont rapporté la décision du ministre d’annuler une rencontre à New York avec le commissaire de la LNH, Gary Bettman. C’était passer à côté de l’essentiel : Eric Girard renonçait aussi à rencontrer des investisseurs lors d’une conférence de Bloomberg où il était un invité d’honneur.

On ne s’en doutait pas alors, mais le ministre, lui, savait que le portrait des finances publiques de la récente mise à jour budgétaire n’était plus fidèle à la réalité en raison de l’évolution des négociations avec les syndicats des employés de l’État. Il ne pouvait tout simplement pas se présenter sur la plus importante tribune financière de la planète pour raconter des histoires et répéter que le retour au déficit zéro était garanti en 2027-2028… Il en allait du lien de confiance avec les investisseurs.

M. Girard s’est entretenu avec les agences de New York avant le dépôt du budget. Il les rencontrera à ses bureaux, comme d’habitude, en mai.

Nerveux ? Le ministre croit avoir passé un premier test avec les nouveaux emprunts du gouvernement, les émissions d’obligations faites mercredi et jeudi par son ministère, puis vendredi par Hydro-Québec. On a tout vendu, s’est-il réjoui. Reste à voir si les agences achèteront son budget !