(Ottawa) Les stratèges conservateurs sont catégoriques. La consommation de cannabis n’aurait jamais été légalisée au Canada en 2018 si le Parti conservateur avait pu conserver une majorité des sièges au Sénat.

Cette majorité aurait été confortable et assurée pour plusieurs années si l’ancien premier ministre Stephen Harper ne s’était pas entêté à refuser de nommer de nouveaux sénateurs conservateurs pendant deux ans. Il voulait ainsi faire oublier le scandale des dépenses de certains sénateurs qu’il avait nommés, notamment Mike Duffy.

« Cela a été une très grave erreur de la part de Stephen Harper de ne pas pourvoir les postes vacants au Sénat », affirme un stratège conservateur, qui a requis l’anonymat pour discuter plus librement de la décision de l’ancien premier ministre.

Avant de subir la défaite aux élections fédérales de 2015, le Parti conservateur détenait 50 des 105 sièges au Sénat. On comptait 30 sénateurs d’allégeance libérale, même si Justin Trudeau avait causé une commotion en 2014 en décidant, sans même les consulter, de les exclure du caucus libéral. Mais surtout, on comptait 20 sièges vacants et 5 sénateurs indépendants.

Le Parti conservateur était fortement opposé à la promesse du Parti libéral du Canada de légaliser la consommation de cannabis. Il soutenait que cela entraînerait de graves problèmes de dépendance chez les jeunes, qu’il était illusoire de croire qu’une telle mesure permettrait de faire échec au crime organisé et que cela pourrait affecter négativement les relations entre le Canada et les États-Unis.

« C’est évident que si nous avions eu la majorité au Sénat, on n’aurait jamais approuvé cela », a ajouté le stratège conservateur.

La Loi sur le cannabis, qui visait à créer « un cadre juridique strict pour contrôler la production, la distribution, la vente et la possession de cannabis partout au Canada », a finalement reçu l’aval du Sénat en troisième lecture par un vote de 56 à 30 et une abstention le 7 juin 2018.

Il aura fallu à peine deux ans pour que le gouvernement Trudeau obtienne une majorité de sénateurs favorables à ses initiatives au Sénat, grâce aux nouvelles nominations qu’il a pu faire et au départ de sénateurs à la retraite, obligatoire à partir de 75 ans.

Une dizaine de sénateurs ont aussi décidé de quitter le caucus conservateur pour diverses raisons.

Après son arrivée au pouvoir, Justin Trudeau a instauré une nouvelle formule de nomination. Des Canadiens de tous les horizons peuvent soumettre leur candidature à un comité chargé de faire des recommandations au premier ministre dans chaque province.

Aujourd’hui, le Sénat est composé ainsi : 39 sénateurs font partie du Groupe des sénateurs indépendants, 15 sénateurs agissent au sein du Groupe des sénateurs canadiens, 11 autres au sein du Groupe progressiste du Sénat, 10 sénateurs n’ont aucune affiliation, et on dénombre seulement 15 sénateurs conservateurs. En outre, il y a 15 sièges vacants.

Jusqu’ici, Justin Trudeau a nommé 61 des 90 sénateurs qui siègent à la Chambre haute.

Tandis que de nombreux sondages accordent une large avance au Parti conservateur dans les intentions de vote, le Sénat pourrait jouer les trouble-fête après les prochaines élections fédérales si les troupes de Pierre Poilievre parviennent à former un gouvernement majoritaire.

De nombreux bras de fer pourraient éclater entre la Chambre des communes dominée par les conservateurs et un Sénat dominé par une mouvance dite progressiste. Pierre Poilievre a aussi déjà fait savoir qu’il reviendrait à la formule de nominations partisanes qui existait avant les changements adoptés par Justin Trudeau.

Qu’adviendrait-il de la promesse de Pierre Poilievre d’abolir la taxe sur le carbone mise en œuvre par le gouvernement Trudeau dans le cadre d’un train de mesures pour lutter contre les changements climatiques ? Que ferait le Sénat si un gouvernement Poilievre décidait de mettre la hache dans le programme national de garderies ? Un Sénat où le Parti conservateur ne détiendrait qu’une douzaine de sièges (trois sénateurs conservateurs doivent prendre leur retraite durant les six premiers mois de l’an prochain) donnerait-il son aval à des changements importants aux lois touchant l’évaluation environnementale de projets d’exploitation des ressources naturelles ?

Le sénateur conservateur Claude Carignan, qui a été leader du gouvernement au Sénat durant une partie des années au pouvoir de Stephen Harper, croit que les sénateurs nommés par Justin Trudeau ne pourraient pas aller contrer la volonté d’un éventuel gouvernement Poilievre sans provoquer une crise.

« On va prendre cela un dossier à la fois. Au Sénat, ça fonctionne beaucoup par négociation, par compromis. Et ce que l’on entend des sénateurs nommés par Justin Trudeau, c’est qu’il faut respecter la volonté de la Chambre des communes. On peut faire des amendements, mais le rôle du Sénat n’est pas d’insister. C’est de respecter la volonté des élus. Je m’attends à ce qu’ils respectent cette philosophie », a soutenu M. Carignan.

Selon la sénatrice Julie Miville-Dechêne, qui fait partie du Groupe des sénateurs indépendants, il pourrait s’écouler au moins trois ans avant que Pierre Poilievre puisse compter sur une majorité conservatrice au Sénat en tenant compte des départs, des retraites et des nouvelles nominations.

Elle déplore que l’on puisse mettre fin aux nominations de sénateurs indépendants. Entrevoit-elle des conflits ? « Notre rôle, en général, c’est d’essayer d’améliorer les projets de loi. Notre rôle de second regard attentif n’est pas de faire obstruction. Moi, je ne deviendrais pas une opposition obstructionniste », a-t-elle dit.

Selon Geneviève Tellier, professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, des bras de fer sont à prévoir. « Je m’attends à ce qu’il y ait plus de réflexions à voix haute de la part des sénateurs », a-t-elle imagé.

« Il y a toujours la question de la légitimité. Mais cela ne veut pas dire qu’ils ne vont pas poser plus de questions ou proposer plus d’amendements. Ça pourrait compliquer les choses pour Pierre Poilievre. »

L’ancien premier ministre Brian Mulroney a dû composer avec un Sénat majoritairement libéral qui lui a donné du fil à retordre. Pour contourner la vive opposition des sénateurs libéraux au projet de loi visant à créer la taxe sur les produits et services (TPS), en 1990, il avait invoqué une clause constitutionnelle obscure lui permettant de nommer huit sénateurs supplémentaires. La nomination de ces nouveaux sénateurs a alors donné une mince majorité au Parti progressiste-conservateur pour approuver le projet de loi.