La sortie publique des médecins et d’autres professionnels de l’hôpital St. Mary⁠1, qui dénoncent la condamnation de l’établissement de santé sur sa gestion des derniers moments d’Andrée Simard, a inspiré cette réflexion.

En réponse au dévoilement d’une situation poignante, les professionnels et les gouverneurs d’un hôpital viennent d’ouvrir une fenêtre fascinante sur le culte de l’opacité administrative.

Leur remontrance mériterait d’être entendue et même préservée, car, bien au-delà de ce cas particulier, elle développe une défense si exemplaire de l’opacité institutionnelle qu’elle pourrait servir de modèle type à tous les gestionnaires : que l’on s’occupe de mines, d’écoles, de forêts ou de passeports, il suffira de remplir les blancs pour l’adapter à n’importe quelle situation. Quitte à forcer un peu le trait, résumons-en les grandes règles, à l’usage des hiérarchies sous pression.

– Se retrancher derrière sa première ligne. Les organismes reposent sur les personnes, généralement très dévouées, qui doivent en appliquer les règles tortueuses et pourront souffrir d’être associées à des dysfonctionnements qui ne relèvent pas vraiment d’elles. Elles constituent ainsi de parfaits boucliers humains pour des rouages administratifs qui le sont moins.

– Contester des accusations exagérées ou imaginaires (par exemple « que nous sommes opposés à des soins palliatifs adéquats »). On déviera ainsi le débat vers un terrain beaucoup plus sûr.

– Déplorer la promptitude de médias et de « divers individus » non désignés (en l’occurrence, semble-t-il, les deux ministres concernés) se défend encore mieux, car la hâte peut en effet provoquer des erreurs d’appréciation qui devront ensuite être rectifiées.

On lui préférera donc la sage lenteur de processus assez longs pour que toute attention collective ait disparu.

– Dilater au maximum l’obligation de confidentialité. Elle est si légitime dans son objet réel qu’il serait dommage de ne pas l’étendre indéfiniment. Très efficace, la méthode est de plus en plus utilisée : on invoquera par exemple un patient pour rejeter toute question de portée générale. Dans d’autres cas, on évoquera le secret des affaires ou une quelconque poursuite judiciaire afin de se murer dans un mutisme trop complet pour être sérieusement justifiable. Avec un peu d’imagination, tout peut devenir prétexte : la police d’Ottawa, particulièrement douée, vient d’ajouter le motif « de ne pas commenter l’enquête en cours » pour ne livrer aucun détail sur un braquage impressionnant. Auparavant, le « respect des victimes » lui avait permis de ne rien révéler d’un accident d’autobus catastrophique.

– Ne jamais laisser troubler « la confiance de notre population », et plus généralement protéger celle-ci de toute information susceptible de l’inquiéter.

On pourra le cas échéant dénoncer l’irresponsabilité des médias puisque seule une organisation peut juger de ce qu’il convient d’apprendre à ses administrés : ils n’ont pas besoin de savoir le reste.

– Délégitimer hardiment la sphère du débat public. Quoi que les Lumières aient bien pu en penser, les problèmes d’intérêt public ne sauraient être convenablement examinés que selon des procédures spécifiques, réglementées et plus ou moins opaques. L’idéal pourrait être de revenir aux temps anciens, à condition de ne pas reculer jusqu’à l’agora athénienne.

Même si l’on caricature évidemment tout cela, la dernière règle est la mère de toutes les autres, celle qui règne sur le monde des coulisses. Celle qui permet de juger « inappropri[é] » par nature tout éclairage médiatique, même factuel. Celle qui dévaste les forêts et les finances publiques, tout en enrichissant les lobbyistes et les consultants.

On ne peut vouloir le bien de la population sans vouloir ce qui le préserve. Bon an, mal an, de la protection de l’enfance à celle des radios de la gendarmerie, une bonne centaine de dysfonctionnements administratifs majeurs (plausiblement plus du double, il faudrait les compter…) sont révélés sur la place publique. Les élus découvrent, s’effarent et finissent souvent par corriger. On frémit en pensant à la société dans laquelle nous vivrions sans ce processus constant.

À l’inverse, les organisations dont la superstructure administrative échappe à la surveillance des médias, voire à celle de leurs propres instances de gouvernance, finissent souvent mal. Pour m’en tenir à l’exemple que je connais le mieux, c’est le cas des universités où, comme au cinéma, on ne change jamais une recette éprouvée. La première scène baigne toujours dans le noir et le silence. Vous avez aimé « Le désastre de l’îlot Voyageur » puis « La catastrophe de l’Université Laurentienne » ? Vous allez adorer les tout prochains épisodes, encore plus spectaculaires…

Même bien intentionnés – et la plupart le sont sans doute –, les gestionnaires tendent facilement à voir le monde de haut en bas, le bas étant composé d’« administrés » qu’il convient, comme leur nom l’indique, d’administrer dans leur propre intérêt. Pourquoi auraient-ils besoin de connaître les détails, et a fortiori d’en discuter ? Peut-être, mais l’autre bout de l’échelle, tout en haut, est constitué par une autre abstraction, les « citoyens », dont tout responsable n’est qu’un délégué. Et ceux-là, qu’ils en aient conscience ou non, ont vraiment besoin de savoir.

1. Lisez l’article « Mort d’Andrée Simard : “la condamnation de l’hôpital est inappropriée” » Lisez l’article « Mort d’Andrée Simard : dans la douleur et la détresse » Lisez la lettre « Centre hospitalier de St. Mary de Montréal : l’humain et la dignité ont été oubliés » Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion