« L’ambition extérieure a pour condition une sorte de désespoir ou d’abandon de l’ambition intérieure. » Cette citation de Paul Valéry a toujours trotté dans ma tête, ne sachant trop quelle interprétation lui donner. Elle porte cependant un sens en la visitant par la lorgnette du système de santé auquel on prête l’ambition d’offrir les meilleurs soins à tous. Cela n’a jamais été aussi loin de la réalité, à mon avis.

Notamment, ceci s’explique par les intérêts différents, voire divergents, qui modulent l’activité du système de santé. Les ambitions intérieures, celles de groupes d’intérêt, cherchent à favoriser leurs besoins. Oncologie, cardiologie, pédiatrie, santé mentale, représentation syndicale, et j’en passe. De fait, chaque groupe considère qu’il ne retire pas assez de bénéfices de l’offre publique. Alors que l’ambition devrait équivaloir à offrir le mieux, elle se restreint de plus en plus à négocier et partager la disponibilité de l’offre en fonction des ressources, sans égard au mérite, en fonction de ce qu’on décide d’investir et consentir de nos impôts et taxes à la recherche du bien-être physique et psychique de la société.

Cet éventail d’ambitions individuelles s’exhibe véritablement dans la progression de soins privés, permettant aux uns d’obtenir les soins nécessaires ou voulus, et aux autres de les offrir dans un contexte exempt de la bureaucratie et du dénigrement étatique. L’ambition collective ou extérieure en prend pour son rhume, délaissée à la fois par ceux qui peuvent ou doivent la financer et la soutenir, et par ceux qui en assurent au quotidien, 24/7, les soins requis.

L’inadéquation entre l’ambition collective, qui se dépeint de plus en plus en vœux pieux, et les attendus individuels s’élargit, particulièrement quand on pense à la quête de la qualité de vie de la majorité voulant réduire les heures de travail en les restreignant au quart de jour du lundi au jeudi, ce qui est incompatible avec le maintien d’un réseau compétent en tout temps.

Et en étant bien franc, à l’intérieur du réseau, l’effort individuel est aussi très variable, alors que plusieurs dans les mêmes groupes de professionnels ne contribuent jamais à la garde, au travail de soir ou de nuit et aux tâches plus lourdes et ingrates.

Il y a devant nous une croisée des chemins. D’un côté, laisser libre cours à la desserte de soins selon les besoins émis par la population et voulant payer pour les combler, qui mène forcément à un modèle de plus en plus privé. De l’autre, le réinvestissement significatif et cohérent dans un réseau public, digne dans ses lieux, dans les conditions de travail et d’exercice, apte à s’adapter en continu sans l’intervention constante du politique.

N’est-il pas malheureux en effet de voir en particulier se multiplier les cliniques d’esthétique ou de soins privés plus ou moins pertinents, les laissant cannibaliser les ressources médicales et d’autres professionnels ? Mais du même souffle, comment leur reprocher individuellement de vouloir sortir du marasme du réseau public sur lequel les gouvernements successifs ont voulu imprégner un contrôle excessif, tant financier que dans la gestion des ressources humaines, imposant une hégémonie administrative qui cause la confusion autant pour les usagers que pour les soignants ?

Au cours des dernières semaines, les écueils des soins de fin de vie, à domicile ou ailleurs, ont suscité débats et réactions. On a rappelé le fait qu’une loi codifie les droits des Québécois à cet égard. Cela se heurte cependant à une gestion du réseau qui n’arbore plus l’ambition déchue d’être présent pour tous en temps opportun.

Je ne parle pas ici que des seuls médecins et autres professionnels qui doivent agir et pratiquer dans un carcan de plus en plus étouffant, où l’opinion est souvent considérée comme un impair politique, où l’ambition pour soi et pour les patients doit se conjuguer au conditionnel très imparfait, où la recherche du mieux dans les soins se traduit presque invariablement par une détérioration supplémentaire des conditions des soignants et dupersonnel paraclinique.

Je noterai de plus au passage les initiatives malheureuses d’informatisation du réseau qui, pour plusieurs, se traduisent par un surplus de travail plutôt qu’une aide à la tâche. Les professionnels de la santé souffrent de plus en plus de surcharge informatique, devant remplir formulaire sur formulaire au bon loisir de gestionnaires en quête de données pour justifier leur bonne ou mauvaise performance, pour confirmer des processus plutôt que démontrer la valeur de l’intervention humaine auprès des patients.

À l’aube de la formation de Santé Québec, il y a lieu de se demander de quelles ressources il profitera, de l’ambition qu’il communiquera aux citoyens et à tous les professionnels qui constituent le réseau, de l’indépendance dont profitera cet organisme pour présenter les coûts réels nécessaires à l’offre de services qui doivent évoluer, de nouveautés qu’il faut intégrer, d’outils informatiques dont il faut se doter, de technologies qu’il faut acquérir et participer à développer, de la recherche et du développement des connaissances qu’il faut assimiler à tous les niveaux pour assurer l’intérêt du personnel et sa compétence.

Tout un mandat alors que, malheureusement, la gestion quotidienne des crises, accentuée par la médiatisation à l’excès des imperfections du réseau, nous rend myopes face à tout ce qui permettrait pourtant d’agir avec plus d’assurance, de confiance et de fierté.

« Il vaut mieux être déçu que d’espérer dans le vague », nous a dit Boris Vian. En matière de santé, osons nous demander si nous avons la maturité et l’ambition d’accepter un tel constat.

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