Le développement de l’intelligence artificielle (IA) est souvent abordé comme un enjeu essentiellement technologique et commercial. Sa portée politique et géopolitique est pourtant cruciale, au point de pouvoir modifier les rapports de force sur l’échiquier international. À cet égard, les indicateurs et les signaux pointent vers une intensification de la rivalité entre la Chine et les États-Unis.

En 2016, le programme informatique d’une filière d’Alphabet (société mère de Google) battait le champion du monde Lee Sedol au Go, un jeu chinois extrêmement complexe. Cette victoire, qui ébranla l’empire du Milieu, donna le coup d’envoi à un engagement tous azimuts de l’État chinois et à une course pour le contrôle du développement de l’IA. Pékin a annoncé en 2017 son objectif de devenir le leader mondial dans le domaine d’ici 2030. Moins explicites, les ambitions américaines ont été dévoilées en 2018 avec la publication d’une stratégie de l’IA par le département de la Défense et la création de la National Security Commission on Artificial Intelligence. La rivalité entre la Chine et les États-Unis prenait forme.

Les enjeux de cette rivalité sont immenses.

Le développement de l’IA est soutenu par une vaste infrastructure technologique composée de données massives, de serveurs, de réseaux, de superordinateurs, de microprocesseurs, d’objets connectés et, éventuellement, de l’ordinateur quantique.

C’est pourquoi, par exemple, il a beaucoup été question récemment de la sécurité de Taiwan et du CHIPS and Science Act aux États-Unis : la petite île, qui est au centre du viseur de Pékin, fournit plus de 50 % de la production mondiale de microprocesseurs, composantes essentielles au développement de l’IA. Sécuriser cet approvisionnement devient un enjeu géopolitique.

Atouts stratégiques

Or, dans la mesure où son développement peut modifier les rapports de force sur la scène internationale, l’IA est de plus en plus considérée en elle-même comme un levier stratégique par les gouvernements chinois et américain.

L’IA possède un attribut exceptionnel : comme l’électricité, elle est une technologie à usage général. Elle a le potentiel de transformer l’ensemble des activités humaines, de la finance aux soins de santé en passant par l’agriculture et l’armement. Qui innove en IA se donne la possibilité d’avoir une influence sur ces activités.

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Le président américain Joe Biden est signataire du CHIPS and Science Act qui vise à encourager la recherche sur les semi-conducteurs et leur production aux États-Unis.

Si la course à l’IA est si frénétique parmi les États, c’est aussi parce que ceux-ci partagent l’idée que ravir le statut de précurseur confère des avantages majeurs. Être le premier à maîtriser les applications de l’IA à grande échelle écarterait toute concurrence, dans une logique de « tout-au-vainqueur » (winner-take-all).

L’IA devient ainsi un redoutable moteur du développement économique et militaire, qui sont les deux piliers de la puissance des États sur la scène internationale. Son importance stratégique est dès lors indéniable.

À ce titre, les États-Unis et la Chine dominent largement l’échiquier mondial de l’IA. Suivent le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Inde, la France, le Canada, Israël et la Corée du Sud.

Les États-Unis, le Canada et l’Europe restent unis dans leur opposition à la Chine. Et pour cause, car plusieurs indicateurs (talents, brevets, publications et conférences scientifiques, etc.) signalent que la Chine gagne rapidement du terrain au détriment des États-Unis. La croissance fulgurante des entreprises technologiques Baidu, Tencent et Alibaba illustre cette tendance. La Chine se rapproche ainsi d’un point de bascule où elle dépasserait les États-Unis dans le développement de l’IA.

Conflit de valeurs

Plus important encore dans cette rivalité est le conflit de valeurs qui découle de la nature des régimes politiques. Selon les acteurs, démocratiques et autoritaires, différentes visions s’affrontent en matière de liberté d’expression, de droits de la personne, de surveillance et de répression, et ce conflit de valeurs se traduit par un conflit à propos des règles dans la gouvernance mondiale de l’IA.

À l’heure actuelle, aucun régime international ne gouverne le développement de l’IA. Ce sont la Chine et les États-Unis qui tentent d’influencer en leur faveur les institutions qui encadreront à terme les futures pratiques et politiques. Tant que les règles du jeu n’auront pas été fixées au niveau international, la rivalité risque fort de s’intensifier. Cette intensification pourrait d’ailleurs entraver l’édification d’un régime réglementaire international et mener à la création de régimes parallèles de gouvernance de l’IA, avec des zones d’influence distinctes de part et d’autre. Dans ce contexte, l’Union européenne tente de proposer une troisième voie.

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La foire commerciale Semicon China, à Shanghai, en Chine. « La Chine se rapproche d’un point de bascule où elle dépasserait les États-Unis dans le développement de l’IA », écrit l’auteur.

Le développement de l’IA est certes un enjeu technologique et commercial, mais il est aussi fondamentalement politique et idéologique. Quel est son impact sur l’équilibre des puissances et sur la vitalité des régimes démocratiques ou autoritaires ? Vu son usage généralisé et son grand pouvoir transformateur, on doit également renverser cette question : quelles politiques publiques sont les plus appropriées et souhaitables pour le développement de l’IA ?

Les pays comme le Canada qui défendent les valeurs démocratiques dans la gouvernance mondiale gagneraient à mener la discussion sur ces enjeux. Il est déjà beaucoup question de l’importance de la représentativité dans la production de l’IA, mais il faudrait aussi se préoccuper de la représentativité dans la gouvernance de l’IA. Et déterminer qui a voix au chapitre et qui ne l’a pas est une décision fondamentalement politique.

Et le Canada sur l’échiquier mondial ?

Le Canada est un leader en recherche, mais pourrait faire mieux en matière de commercialisation de l’IA. Il est largement devancé par les États-Unis et la Chine, bien qu’il soit compétitif à plusieurs égards parmi les acteurs de second rang. Il pourrait également jouer un rôle stratégique plus important dans la chaîne d’approvisionnement de l’infrastructure technologique qui soutient le développement de l’IA, notamment sur le plan des matériaux critiques.

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