Imaginez que vous jouez une partie de Monopoly contre un inconnu. Au départ, on vous remet 2000 $ alors que votre adversaire ne reçoit que 1000 $. Vous avez le droit de rouler deux dés pendant que votre vis-à-vis n’en utilise qu’un. En passant « go », vous réclamez 200 $. L’autre joueur, lui, n’encaisse que 100 $.

Comment réagiriez-vous devant des règles aussi injustes ? Probablement de manière fort troublante, selon des recherches menées par le psychologue Paul Piff. Après avoir embarqué des centaines de participants dans ce jeu truqué, le chercheur américain a noté que le joueur avantagé tend à montrer des signes de dominance. Il pose son pion plus fort sur la planche, devient distant et rude envers son adversaire, pige plus de bretzels dans un bol commun. Interrogé après 15 minutes de jeu par les chercheurs, ce privilégié attribue souvent son enviable avance… à ses bons coups.

Piff présente cette expérience comme une métaphore de la société. Ses collègues et lui en ont mené des dizaines d’autres similaires sur des milliers de participants dans toutes sortes de situations. Leur conclusion : plus le pouvoir et la richesse des gens augmentent, moins ceux-ci font preuve de compassion et d’empathie.

Il se trouve que plusieurs observateurs s’interrogent actuellement sur les niveaux d’empathie de nos sociétés.

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« Plusieurs observateurs s’interrogent sur les niveaux d’empathie de nos sociétés », écrit Philippe Mercure.

À la frontière sud des États-Unis, des enfants migrants continuent d’être séparés de leurs parents malgré un ordre de la cour qui interdit cette pratique. Les migrants qui veulent gagner l’Europe, eux, se noient en mer en grand nombre ou sont renvoyés en Libye. En Ontario, en février, une alerte AMBER envoyée en pleine nuit dans l’espoir de retrouver une enfant kidnappée a suscité un tollé… parce qu’elle avait réveillé des citoyens. Chez nous, une vague de suicides touche le Nunavik dans une relative indifférence.

Le manque d’empathie est-il en hausse dans nos sociétés décrites comme de plus en plus individualistes ? Difficile à déterminer avec certitude. L’empathie est le ciment qui tient la société ensemble et personne ne tient le compte des fissures. Mais jamais n’a-t-on vu autant d’appels à la compassion.

Cet été, le magazine Maclean’s a publié un dossier intitulé « The compassion solution » (« La solution de la compassion »), suggérant que la bienveillance pourrait remettre en selle autant l’économie et la politique que nos systèmes de santé. En Grande-Bretagne, un groupe baptisé Compassion in Politics tente d’inciter les politiciens à faire preuve de plus d’humanité dans des dossiers comme l’immigration et le logement. Des livres sur la compassion et l’empathie s’élèvent au rang de best-sellers. Des chercheurs, notamment au Québec, se penchent sur les mécanismes et les effets de l’empathie.

Les scientifiques expliquent l’empathie par les neurones miroirs. Quand on regarde quelqu’un souffrir, rire ou même boire un café, les zones de notre cerveau qui correspondent à ces sentiments ou ces actions s’activent aussi. C’est ce qui explique qu’on puisse se mettre « à la place » des autres. En psychologie, un manque d’empathie dénote un trouble – autisme, schizophrénie, psychopathie. En regardant nos sociétés, on peut se demander par moments si elles ne sont pas malades.

Les expériences de Paul Piff suggèrent que les privilèges diminuent l’empathie. 

L’aisance et le manque d’adversité ont-ils rendu certains d’entre nous « confortablement engourdis » devant la misère des autres, pour reprendre le titre d’une chanson de Pink Floyd ? Il faudrait au moins se poser la question.

Megan Rapinoe, la co-capitaine de l’équipe féminine américaine de soccer, a tenu en ce sens des propos intéressants. Sur les ondes de CNN, elle a invoqué sa propre homosexualité pour expliquer le fait qu’elle utilise sa popularité pour parler du sort des migrants, des prisonniers et des Noirs. « Avoir cette perspective de ne pas être comme tout le monde vous donne cet élan d’empathie », a-t-elle expliqué.

Pour ceux qui appartiennent à une majorité, il y a certainement une prise de conscience à faire. Quand François Legault a voulu justifier sa loi sur la laïcité et le port de signes religieux, il a affirmé que c’est ce que souhaitait « une grande majorité de Québécois ». Restreindre les droits d’une minorité en invoquant le souhait d’une majorité est un réflexe qui devrait allumer des lumières rouges. La loi sur l’aide médicale à mourir montre pourtant que nos politiciens sont capables de travailler par compassion lorsqu’ils décident de le faire.

Une campagne électorale s’ébranle au Canada. Jeu démocratique oblige, les chefs ne manqueront pas de courtiser la classe moyenne par des promesses qui appellent au plus grand nombre. 

Souhaitons que les groupes minoritaires ou les gens marginalisés, qui ont le plus besoin de nouvelles politiques, soient aussi entendus.

Qui sait, ils ont peut-être commencé la partie avec moins d’argent en poche. Ou alors ils ont perdu un dé en cours de route. Ayons la décence de ne pas leur manger des bretzels au visage en tapant trop fort sur la planche.

> Regardez une conférence de Paul Piff (en anglais)

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