Quelque chose d'étrange se passe avec le Sénat. On écoute ses débats, on analyse ses contributions puis on réalise que cette institution poussiéreuse s'avère... pertinente. Oui, oui : pertinente !

Les sénateurs marchent sur un fil de fer. Si ces non-élus défont les plans du gouvernement élu, ils sont illégitimes. Mais s'ils ne font qu'en approuver les projets de loi, ils seront inutiles. De simples formalités coûteuses.

Depuis la réforme du gouvernement Trudeau, le Sénat maintient ce fragile équilibre entre inaction et ingérence. Et pour l'instant, l'étude du projet de loi C-45 sur le cannabis ne constitue pas encore l'exception à cette règle.

Le gouvernement Trudeau voulait adopter ce projet de loi d'ici juillet prochain. Mais plusieurs sénateurs ne se sentent pas liés par cet échéancier. Ils promettent - et parfois menacent - de prendre tout leur temps pour l'étudier.

Certes, en multipliant les interventions de principe depuis le début de l'hiver, les sénateurs conservateurs ont flirté avec l'obstruction. Ils retardaient inutilement l'étape suivante, l'étude détaillée du projet de loi. Mais la semaine dernière, ils ont accepté de faire les deux en même temps. On continuera donc d'avancer.

Le Sénat continue ainsi de remplir son rôle : examiner à tête reposée les projets de loi, avec un souci pour les régions et les minorités.

À moins de circonstances extrêmes, la seconde chambre n'a pas de légitimité pour bloquer le projet de loi d'un gouvernement élu. Mais elle peut à tout le moins le forcer à réfléchir et proposer des modifications.

C'est ce que le Sénat a notamment fait : 

• en juin 2015, en dénonçant le projet de loi sur le suicide assisté, qui allait moins loin que le jugement unanime de la Cour suprême

• en décembre 2016, en dénonçant la loi C-29, qui offrait un cadeau aux banques en les mettant à l'abri au Québec de la Loi sur la protection du consommateur

• en juin 2017, en demandant qu'on dépose un projet de loi sur la création de la Banque d'infrastructures, au lieu de la noyer dans le budget

Chaque fois, le gouvernement Trudeau était libre de rejeter ces suggestions. Pour la protection des consommateurs, il a entendu raison. Pour la banque d'infrastructures et le suicide assisté, il s'est entêté. Et avec le cannabis, il aura encore le choix.

Il est vrai que la légalisation est tout à fait justifiée et que le gouvernement Trudeau a obtenu un mandat clair en ce sens. Mais il n'y a pas d'urgence non plus. Mieux vaut prendre quelques semaines de plus pour répondre aux questions qui demeurent, entre autres sur la détection de la conduite avec facultés affaiblies.

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La légitimité du Sénat est un vieux débat. On le critique depuis le début de la confédération.

En 2013, la chambre haute traverse une crise avec les scandales en série de Duffy, Wallin, et Brazeau. Les conservateurs et les néo-démocrates veulent l'abolir. Or, cela exige de rouvrir la constitution, rappelle la Cour suprême. Et ce fruit, on le sait, n'est jamais mûr...

M. Trudeau propose alors une réforme ingénieuse : expulser les sénateurs libéraux actuels de son caucus, puis nommer des sénateurs indépendants pour les prochains sièges vacants. Tant qu'à avoir un Sénat, améliorons-le.

Depuis ces scandales et la réforme Trudeau, les sénateurs sont devenus à la fois plus autonomes et plus surveillés.

Bien sûr, certains sénateurs faisaient déjà un travail exemplaire  - pensons au regretté Pierre Claude Nolin, qui proposait en 2002 déjà de légaliser le cannabis, ou à Percy Downe qui talonne depuis longtemps l'Agence du revenu au sujet des paradis fiscaux. Et une partie du travail actuel, comme le projet de loi du sénateur Claude Carignan sur les sources journalistiques, aurait pu se faire sous le précédent système.

Mais il faut reconnaître que c'est en bonne partie à la réforme de M. Trudeau qu'on doit le nouvel apport constructif du Sénat. Jusqu'à maintenant, son pari fonctionne.

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